Controverses et débats sur l’usage du latin et du castillan en Espagne (XVe-XVIIe siècle)
Bien que le castillan ait été une langue vernaculaire utilisée très tôt – songeons, par exemple à son emploi dans le Libro de las siete partidas qui date du XIIIe siècle –, elle avait de nombreux détracteurs qui lui reprochaient, au contraire du latin, son manque de finesse et son vocabulaire trop restreint, inconvénients qui, selon eux, ne lui permettait pas d’exprimer certaines nuances. De plus, elle était souvent jugée indigne d’être utilisée dans les ouvrages qui traitaient de sujets dits « nobles » tels que la théologie, le droit, la médecine, etc. : aux yeux de certains, l’emploi du latin devait s’imposer pour ce type de textes. Malgré ces préjugés, des voix se sont élevées dès la fin du XVe siècle pour prendre la défense du castillan, d’où des controverses et débats qui allaient durer de très longues années. Les partisans de son emploi au détriment du latin louaient ses qualités et estimaient que les ouvrages en castillan présentaient l’avantage d’être accessibles à un plus grand nombre que ceux rédigés en latin, ces derniers ne pouvant toucher qu’un public de lettrés assez restreint. À la fin du règne des Rois Catholiques puis sous ceux de Charles Quint et de Philippe II l’on vit se multiplier les apologies du castillan (dite aussi langue vulgaire ou romance). Les lignes qui suivent, après un rappel de la situation linguistique en Castille entre le XIIIe siècle et le XVIe siècle, évoquent les arguments des partisans de l’usage du latin puis proposent de nombreux textes qui, au contraire, contenaient de véritables éloges du castillan. Ceux-ci, nés sous la plume d’auteurs parfois fort célèbres comme Pedro Mexía ou fray Luis de León, parfois moins connus comme fray Pedro de Vega ou Pedro Jiménez de Prexano, proviennent essentiellement de recherches menées dans les fonds anciens de bibliothèques françaises et espagnoles, de la lecture minutieuse d’ouvrages de l’époque, ainsi que de trois anthologies qui font autorité en la matière : Las apologías de la lengua castellana en el siglo de oro de José Francisco Pastor, la Antología de elogios de la lengua española de Germán Bleiberg et la Antología en defensa de la lengua y literatura españolas (siglos XVI y XVII) de García Encarnación Dini (voir la bibliographie finale). L’étude de ce corpus révèle que, les années passant, le nombre d’écrits à la gloire du castillan tend à baisser de plus en plus : il semble que la défense de la langue romance, vive et ardente sous Charles Quint, comme l’atteste la grande quantité de documents trouvés pour cette période, se soit faite plus discrète sous Philippe II, et a fini par ne plus constituer une réelle priorité chez les auteurs espagnols aussitôt franchi le seuil du XVIIe siècle, ainsi que le prouve le nombre d’éloges de la langue vulgaire chaque fois plus réduit que l’on recense dès lors. La présente étude va s’efforcer d’expliquer pourquoi, suite aux controverses qui opposèrent longtemps les tenants de l’usage du latin et les partisans de l’emploi du castillan, les soutiens apportés à la langue vulgaire se firent moins nombreux au fil du temps…
1. La situation linguistique en Castille du XIIIe siècle à l’orée du XVIe siècle
Au XIIIe siècle, l’usage du castillan avait été largement favorisé par le roi Alphonse X. C’est ainsi que cette langue fut utilisée dans le Libro de las siete partidas, un ensemble de textes relatifs au droit composés par un groupe de juristes sous le contrôle personnel du monarque. Ce dernier avait réuni à Tolède des traducteurs juifs, chrétiens et musulmans pour mener à bien d’autres réalisations parmi lesquelles figuraient la traduction en castillan d’un livre de fables arabes, Calila e Dimna, et la rédaction d’un ouvrage très important intitulé Estoria de España. La grande originalité de cette Estoria de España par rapport aux ouvrages antérieurs du même type était précisément l’utilisation du castillan, c’est-à-dire de la lengua romance. En effet, jusqu’alors les textes de cette importance étaient exclusivement écrits en latin : l’usage inédit du castillan, imposé par Alphonse X, avait permis une meilleure diffusion de ces œuvres au-delà des cercles cultivés de l’époque (cour, monastères, etc.). Les manuscrits ont ainsi pu mieux circuler et atteindre un public plus large. L’adoption du castillan a alors donné lieu à un intense processus de création et les récits rédigés dans cette langue se sont multipliés sous diverses formes : poésie, légende, épopée, etc. Sous le règne d’Alphonse le Sage, le castillan s’est donc enrichi, s’est perfectionné et a acquis ses lettres de noblesse. Ce fut l’époque où le lexique du romance a beaucoup évolué grâce à de nombreux emprunts faits principalement à l’arabe et au français. En Castille, cette langue commune, c’est-à-dire la langue de tous les jours, a donc acquis une réelle autorité, ce qui lui a permis de s’appliquer à tous les domaines de la connaissance. Ce développement, dû en grande partie au travail acharné des traducteurs de Tolède, a été possible grâce aux efforts du Roi Sage, qui, d’une part souhaitait transmettre des connaissances encyclopédiques à ceux qui ne maîtrisaient ni le grec ni le latin et, d’autre part, voulait imposer une langue officielle capable d’unir tout le monde : chrétiens, mozarabes, juifs et musulmans. Ses successeurs ont maintenu ces pratiques et il était courant que le castillan soit désormais utilisé dans la documentation des chancelleries royales.
Plus tard, à la fin du XVe siècle, les Rois Catholiques, qui protégeaient et soutenaient les études des humanistes, ont encouragé et favorisé de multiples projets littéraires en romance ou la publication d’ouvrages traduits du latin, afin de promouvoir la langue et la culture castillanes. Ainsi, la reine Isabelle, fascinée par les Introductiones latinae (1481), un livre en latin d’Antonio de Nebrija, demanda à celui-ci de réimprimer cette œuvre mais en la complétant cette fois avec la traduction en castillan de tous les textes latins de l’édition précédente : ce fut chose faite lorsque, l’ouvrage désormais très explicitement intitulé Introducciones latinas… contrapuesto el romance al latín, dans lequel le castillan cohabitait désormais avec le latin, parut à Salamanque en 1486. Quelques années plus tard, en 1492, avec la publication de sa Gramática de la lengua castellana, Nebrija n’entendait pas seulement prouver que le castillan était une langue comparable à celle d’un empire comme celui de la Grèce ou de Rome, mais il voulait aussi que cette langue puisse acquérir une dimension politique, d’où la célèbre phrase qui figure dans le « Prologue » de cet ouvrage : « Siempre la lengua fue compañera del imperio » (Nebrija 1492 : fol. aii). Et ce « Prologue » montre clairement que pour le maître andalou, la langue castillane devait accompagner l’extension territoriale que connaissait le pays à cette époque. Mais revenons à l’action des Rois Catholiques en faveur du castillan. En ce qui concerne la protection de la langue nationale, outre Nebrija, les Rois Catholiques se sont également entourés d’illustres conseillers comme Hernando de Talavera, archevêque de Grenade, et le cardinal Cisneros, archevêque de Tolède. Ces deux prélats ont encouragé les entreprises de diffusion du savoir par l’imprimerie. Il en résulta une prolifération de traductions en castillan d’œuvres diverses, et la publication dans cette même langue de textes parfois très spécialisés (art de la navigation, agriculture, médecine, etc.).
Cependant, malgré ces entreprises, le castillan — ou langue dite « vulgaire » — fut la cible de critiques et suscita de nombreuses controverses et de multiples débats, au point qu’aux XVIe et XVIIe siècles l’on peut parler d’une véritable guerre entre les tenants de l’usage du latin et ceux de l’usage du castillan dès lors qu’il s’agissait de rédiger puis de publier des ouvrages dans divers domaines (littérature, sciences, philosophie, religion, médecine, droit…) : c’est cette guerre qui transparaît dans un grand nombre d’écrits de l’époque, ainsi que nous allons le voir.
2. Latin vs castillan : l’affrontement de deux écoles de pensée
Il est un texte qui témoigne d’une façon très explicite du conflit qui mettait face à face les défenseurs du latin et ceux du castillan : il s’agit de la Dédicace à Don Pedro de Portocarrero qui figure en tête du Livre III de Los nombres de Cristo (édition de 1585) de fray Luis de León. Cet auteur y expose très clairement la controverse née du fait qu’il utilisait la langue vernaculaire et non pas le latin dans beaucoup de ses écrits, y compris dans ceux qui traitaient de sujets relevant de la théologie. Il justifia avec force arguments son choix de l’emploi du castillan et s’opposa ainsi à ses détracteurs :
De los dos libros pasados que publiqué […] algunos han hablado mucho y por diferente manera. Porque unos se maravillan que un teólogo, de quien, como ellos dicen, esperaban algunos grandes tratados llenos de profundas cuestiones, haya salido al fin con un libro en romance. Otros dicen que no eran para romance las cosas que se tratan en estos libros, porque no son capaces de ellas todos los que entienden romance. Y otros hay que no los han querido leer, porque están en su lengua; y dicen que, si estuvieran en latín, los leyeran. […] Es engaño común tener por fácil y de poca estima todo lo que se escribe en romance, que ha nacido o de lo mal que usamos de nuestra lengua, no la empleando sino en cosas sin ser, o de lo poco que entendemos de ella creyendo que no es capaz de lo que es de importancia. Que lo uno es vicio y lo otro engaño, y todo ello culpa nuestra, y no de la lengua ni de los que se esfuerzan a poner en ella todo lo grave y precioso que en alguna de las otras se halla. Así que no piensen, porque ven romance, que es de poca estima lo que se dice; mas, al revés, viendo lo que se dice, juzguen que puede ser de mucha estima lo que se escribe en romance, y no desprecien por la lengua las cosas, sino por ellas estimen la lengua, si acaso las vieron, porque es muy de creer que los que esto dicen no las han visto ni leído. Más noticia tienen de ellas, y mejor juicio hacen los segundos que las quisieran ver en latín, aunque no tienen más razón que los primeros en lo que piden y quieren. […] Mas dirán que no lo dicen sino por las cosas mismas que, siendo tan graves, piden lengua que no sea vulgar, para que la gravedad del decir se conforme con la gravedad de las cosas. A lo cual se responde que una cosa es la forma del decir, y otra la lengua en que lo que se escribe se dice. En la forma del decir, la razón pide que las palabras y las cosas que se dicen por ellas sean conformes, y que lo humilde se diga con llaneza, y lo grande con estilo más levantado, y lo grave con palabras y con figuras que convienen. Mas, en lo que toca a la lengua, no hay diferencia, ni son unas lenguas para decir unas cosas, sino en todas hay lugar para todas; y esto mismo de que tratamos no se escribiera como debía por sólo escribirse en latín, si se escribiera vilmente; que las palabras no son graves por ser latinas, sino por ser dichas como a la gravedad le conviene, o sean españolas o sean francesas. Que si, porque a nuestra lengua la llamamos vulgar, se imaginan que no podemos escribir en ella sino vulgar y bajamente, es grandísimo error; que Platón escribió no vulgarmente ni cosas vulgares en su lengua vulgar, y no menores ni menos levantadamente las escribió Cicerón en la lengua que era vulgar en su tiempo, por decir lo que es más vecino a mi hecho, los santos Basilio y Crisóstomo y Gregorio Nacianceno y Cirilo, con toda la antigüedad de los griegos, en su lengua materna griega (que, cuando ellos vivían, la mamaban con la leche los niños y la hablaban en la plaza las vendedoras), […] no dudaron de poner en su lengua lo que sabían que no había de ser entendido por muchos de los que entendían la lengua. Hay otra razón en que estriban los que nos contradicen, diciendo que no son para todos los que saben romance estas cosas que yo escribo en romance. Como si todos los que saben latín, cuando yo las escribiera en latín, se pudieran hacer capaces de ellas, o como si todo lo que se escribe en castellano, fuese entendido de todos los que saben castellano y lo leen. Porque cierto es que en nuestra lengua, aunque poco cultivada por culpa nuestra, hay todavía cosas, bien o mal escritas, que pertenecen al conocimiento de diversas artes, y los que no tienen noticia de ellas, aunque las lean en romance, no las entienden. (Fray Luis de León 1984 [1585] : 493-496).
Ce texte de fray Luis de León s’élevait donc contre tout un courant de pensée qui rejetait l’usage du castillan au motif que cette langue n’était pas adaptée à des sujets dont la haute teneur exigeait, selon certains, l’emploi exclusif du latin, langue noble à leurs yeux. Et de fait, comme l’a souligné José Luis Abellán, « el latín era –salvo excepciones– la lengua de la filosofía, de la teología, de la medicina, y de la ciencia en general, pues los sabios, los eruditos y los hombres cultos en amplio sentido se resistían en emplear el romance » (Abellán 1979 : 165). En 1602, quelques lignes de l’ouvrage intitulé Declaración de los siete psalmos penitenciales de fray Pedro de Vega sont révélatrices de cette attitude d’opposition à l’usage du castillan : « Bien me imagino yo que no faltarán algunos que nos acusen el escriuirse este libro en Romance, pareciéndoles que en Latín grangeará más autoridad a su autor » (Vega, cité in Pastor 1929 : 65). De plus, les opposants à l’usage du castillan affirmaient que cette langue présentait de nombreux défauts, en particulier la pauvreté de son vocabulaire. C’est ainsi qu’en 1496, lorsque Juan del Encina publia une version en espagnol des Églogues de Virgile, il ne manqua pas de souligner les nombreuses difficultés qu’il avait dû surmonter pour réaliser la traduction de cette œuvre « […] por el gran defeto de vocabulario de vocablos que ay en la lengua castellana en comparación de la latina, de donde se causa en muchos lugares no poder les dar la propia sinificación » (Juan del Encina, cité in Beardsley 1976 : 53). En 1515, on retrouve une même critique des prétendues faiblesses du castillan sous la plume de Pedro Jiménez de Prexano lorsqu’il évoquait au début de son Lucero de la vida cristiana le « defecto de nuestra lengua castellana, en la cual, por su imperfección, no podemos bien declarar cosas altas y sutiles […] así como en la lengua latina que es perfectísima » (Pedro Jiménez de Prexano 1515 : fol. II v°). Comme l’a écrit Ambrosio de Morales, la défiance vis-à-vis de la langue espagnole était telle chez certains de ses contemporains que « […] basta(ba) ser un libro escrito en castellano para no ser tenido en nada » (Ambrosio de Morales, cité in Bleiberg 1951 : 52). Et d’insister sur la douleur qu’il ressentait quand il voyait le castillan victime de critiques infondées et injustement méprisé, y compris par un certain nombre de ses compatriotes :
[…] me duelo yo siempre de la mala suerte de nuestra lengua castellana, que siendo igual con todas las buenas en abundancia, en propiedad, variedad y lindeza, y haciendo en algo de esto a muchas ventajas, por culpa o negligencia de nuestros naturales está tan olvidada y tenida en poco, que ha perdido mucho de su valor. (Ibid : 51).
Face à une telle situation, dès le début du XVIe siècle, plusieurs auteurs ont pris la défense du castillan et ont volontairement rédigé leurs œuvres dans cette langue, en tout premier lieu pour qu’elles puissent être lues par le plus grand nombre et non pas réservées à une élite composée de personnes connaissant le latin. Dès 1531, l’un de ces auteurs, Alejo Venegas, publia à Tolède un traité d’orthographe, le Tractado de orthographía y accentos en las tres lenguas principales, qui comportait l’avertissement suivant : « Va escripto el presente tractado en romance castellano para que no menos que los latinos se aprovechen dél los que no entienden latín » (Venegas, 1531, page de titre). Vers 1550, Cristóbal de Villalón a repris dans El Scholástico un argument similaire car il voulait que ce texte soit accessible au plus grand nombre :
No es escrita la presente obra en latín, sino en nuestra castellana lengua […] porque mi intención fue hacer cosa que todos pudiesen gozar; y como en extremo yo deseare agradar a todos, quise que fuese en vulgar estilo, porque entendida de todos, a todos igualmente deleite y dé gusto y sabor. (Villalón cité in Bleiberg 1951 : 36).
Il semble d’ailleurs que dans l’Espagne du XVIe siècle, il existait bien une demande d’un certain public de pouvoir disposer de livres écrits en castillan. C’est ce que révèle, par exemple, un passage du « Prólogo del autor del libro a los lectores » de la Rhetórica en lengua castellana (1541) de Miguel de Salinas :
A mí me pidió, y con mucha insistencia, cierta persona […] que le hiziesse en lengua castellana un arte de Rhetórica para que con ella, no sabiendo latín pudiesse entender algo de lo que los rhetóricos latinos y griegos ponen cerca de la sciencia del bien hablar y escrevir y aprovecharse dello. (Salinas, cité in García Dini 2006 : 125-126).
Au fil du temps sont apparues des prises de position en faveur du castillan. Très vite, des voix se sont élevées pour affirmer que cette langue était non seulement capable d’exprimer les choses avec autant de subtilité que le latin mais qu’elle présentait aussi l’avantage d’être à la portée des non latinistes. En 1540 le Sévillan Pedro Mexía intégra dans sa Silva de varia lección un éloge du castillan qui exprimait un tel point de vue :
Y pues la lengua castellana no tiene, si bien se considera, por qué reconozca ventaja a otra ninguna, no sé porque no osaremos en ella tomar las invenciones que en las otras y tratar materias grandes, como los ytalianos y otras naciones lo hacen en las suyas, pues no faltan en España agudos y altos ingenios. Por lo qual yo, preciándome tanto de la lengua que aprendí de mis padres como de la que me mostraron mis preceptores, quise dar estas vigilias a los que no entienden los libros latinos, y ellos principalmente quiero que me agradezcan este trabajo, pues son los más y los que más necessidad y desseo suelen tener de saber estas cosas. (Mexía 1989 [1540] : 162-164).
Une même défense du castillan figurait en 1580 sous la plume de Fernando de Herrera dans ses Anotaciones a las obras de Garci Lasso de la Vega :
[…] la nuestra [lengua] es grave, religiosa, onesta, alta, manífica, suave, tierna, afetuosíssima i llena de sentimientos, i tan copiosa i abundante que ninguna otra puede gloriarse d’esta riqueza i fertilidad más justamente; no sufre ni permite vocablos estraños i baxos, ni regalos lacivos; es más recatada i osservante, que ninguno tiene autoridad para osar innovar alguna cosa con libertad; porque ni corta ni añade sílabas a las diciones, ni trueca ni altera forma; antes toda entera i perpetua muestra su castidad i cultura i admirable grandeza i espíritu, con que ecede sin proporción a todas las vulgares, i en la facilidad de su pronunciación. Finalmente la española se deve tratar con más onra y reverencia. (Herrera 2001 [1580] : 277-278).
Dans la même veine, citons aussi un texte intitulé très explicitement « De las grandes partes dignas de mucha estima que la lengua castellana tiene » qui se trouvait dans l’ouvrage de Bernardo Aldrete, Del origen y principio de la lengua castellana o romana que oi se usa en España (1606) :
Este es el estado de nuestra lengua. […] ¿Si buscamos suauidad i dulçura? ella la tiene acompañada de gran ser, i magestad, conuiniente a pechos varoniles, i nada afeminados. ¿Si grauedad? tiénela tan apacible, que no admite arrogancia, ni liuiantad. ¿Si candidez y pureza? hállase en ella con tanto primor, i compostura que no sufre cosa lasciua, ni descompuesta. ¿Si agudeza? la suia es con tal biueza, que pica sin lastimar. ¿Si modo de decir? en ellos ninguna lengua le haze ventaja, tan desproporcionados, i ajustados, que sin afectación declaran, i contienen gran emphasis i significación. ¿Si donaire i gracia? excede a las demás con tan buen gusto, que todos los que lo tienen la reconocen sin eceptuar, los que della no tienen buen agrado. ¿Si copia, i abundancia? alcança la tan grande, que no mendiga, como algunos piensan, sino antes como riquísima descriue, pinta, i enseña con variedad, i buen adorno de palabras vna gran multitud de cosas, que en otras lenguas no se hallan […]. (Aldrede, cité in Pastor 1929 : 169-170).
La conversión de Magdalena de Fray Pedro Malón de Chaide, ouvrage publié en 1588, contenait également un vibrant hommage à la langue castillane et rejetait toutes les accusations portées contre elle, en particulier celle qui lui déniait la possibilité d’exprimer des sujets dits « nobles » :
No se puede sufrir que digan que en nuestro castellano no se deben escribir cosas graves. ¡Pues cómo! ¿Tan vil y grosera es nuestra habla que no puede servir sino de materia de burla? Este agravio es de toda la nación y gente de España, pues no hay lenguaje, si le ha habido, que al nuestro haya hecho ventaja en abundancia de términos, en dulzura de estilo, y en ser blando, suave, regalado y tierno y muy acomodado para decir lo que queremos. (Malón de Chaide, cité in Bleiberg 1951 : 84).
Le Tolédan Alejo Venegas qui, comme on l’a vu précédemment, avait rédigé en castillan son Tractado de orthographía y accentos en las tres lenguas principales (1531) pour qu’il puisse être lu par des personnes ne connaissant pas le latin, fustigea lui aussi, dans un autre de ses textes, l’habitude fort répandue dans l’Espagne de son temps de réserver le latin à des ouvrages savants et d’utiliser le castillan pour traiter de thèmes plus « légers » :
Aquí quisiera yo, discreto lector, un poco de tiempo para estender la pluma porque yo mostrara no ser nuestra lengua castellana menos noble de suyo que las otras, para que no se le pueda encomendar qualquier género de letras como a las otras. (Venegas, cité in Zuili 2002 : 69).
Si les apologies du castillan furent nombreuses tout au long du XVIe siècle, force est de constater qu’elles devinrent de moins en moins fréquentes dès la fin du règne de Philippe II. Si l’on se réfère aux trois anthologies citées précédemment, voici un tableau qui confirme pleinement cette évolution :
Nombre de textes des XVe et XVIe siècles | Nombre de textes du XVIIe siècle | |
Anthologie n° 1 : Las apologías de la lengua castellana en el siglo de oro de José Francisco Pastor (1929) | 14 | 6 |
Anthologie n° 2 : Antología de elogios de la lengua española de Germán Bleiberg (1951) | 16 | 6 |
Anthologie n° 3 : Antología en defensa de la lengua y literatura españolas (siglos xvi y xvii) de García Encarnación Dini (2006) | 32 | 25 |
Comment expliquer un tel phénomène ? Ce sont des données historiques qui apportent une réponse à un tel questionnement. Au XVIe siècle, la Castille, du fait de sa position géographique centrale, de son extension territoriale, de son dynamisme économique et de son expansion démographique, devint le noyau dur d’un ensemble très vaste placé sous la houlette de la monarchie hispanique. Cette suprématie de la Castille s’exerçait aussi dans les domaines linguistique et culturel, à tel point que l’historien Joseph Pérez a estimé que « L’Espagne, à l’époque, c’est essentiellement la Castille » (Pérez 1993 : 287). Il est vrai que, dans un passé alors encore proche, le castillan avait été la langue de la Reconquête : lorsque les troupes chrétiennes avait repoussé les Maures, c’est lui qui s’était imposé sur les terres reprises à l’ennemi. Plus tard, Charles Quint octroya au castillan un véritable statut de langue nationale, quand, le 17 avril 1536, s’exprimant dans cette langue, à Rome, devant le Pape, la cour pontificale et des ambassadeurs, il répondit de la façon suivante à l’évêque de Mâcon, ambassadeur de France, qui disait ne pas comprendre ses paroles : « Señor obispo […], no espere de mí otras palabras que de mi lengua española, la qual es tan noble que merece ser sabida y entendida de toda la gente cristiana. » (cité in Alvar 1997 : 177). Dès lors, on peut considérer que défendre et promouvoir le castillan c’était non seulement faire de cette langue un instrument politique qui reflétait la puissance de l’Espagne, mais c’était aussi faire tomber les barrières instaurées par l’usage du latin en permettant au plus grand nombre d’accéder à un savoir commun, et par là même d’appartenir à une communauté nationale unie par un lien linguistique fort. Jacqueline Ferreras, qui s’est penchée sur cette question de la défense du castillan au XVIe siècle, a formulé sur ce sujet une réflexion d’une grande pertinence : « Parece que la valorización de la lengua vernácula no se puede disociar de la toma de conciencia de una comunidad nacional » (Ferreras 2008 : 450). Henry Kamen, à son tour, a confirmé cette approche en affirmant que « la lengua, en realidad, equivale a la identidad » (Kamen 2001). Ces remarques expliquent parfaitement les raisons d’une telle abondance d’éloges du castillan dans l’Espagne du XVIe siècle, où s’ébauchaient alors les prémices d’un sentiment national. Aussitôt le processus d’unité nationale un peu plus consolidé, et ce à l’orée du XVIIe siècle, les plaidoyers en faveur du castillan ne se justifiaient plus, d’où leur quasi disparition. Désormais, le castillan, marque de la prise de conscience d’une réelle identité culturelle, allait très majoritairement s’imposer face au latin. Ce fut donc la fin de longues controverses qui n’avaient alors plus lieu d’être…
Les controverses sur l’usage du castillan face à celui du latin, très vives dès la fin du XVe siècle et tout au long du XVIe siècle, étaient en fait le reflet littéraire d’une société en quête d’une conscience identitaire. C’est l’époque où le mouvement de reconnaissance des langues nationales, né en Italie, gagna l’ensemble de la chrétienté, comme l’attestaient de nombreux textes parmi lesquels les Prose della volgar lingua de l’Italien Pietro Bembo (1525), le Dialogo em louvor da nossa linguagem du Portugais João de Barros (1540), la Défense et illustration de la langue française du Français Joachim du Bellay (1549) ou encore la dédicace présente dans Achilles Shield de l’Anglais George Chapman (1598). Dès lors, le latin commença à être perçu comme une langue du passé, sans connexion avec la vie quotidienne des Espagnols, tandis que la langue vernaculaire apparaissait de plus en plus capable d’accompagner, sous l’influence forte de la dynamique Castille, le sentiment naissant d’appartenance à une nation1 . Cela explique pourquoi, dans cette Espagne du XVIIe siècle, la querelle entre défenseurs du castillan et partisans du latin qui, jusque alors, avait suscité tant de controverses, n’avait plus lieu d’être : la très nette diminution du nombre des éloges de la langue vulgaire en constitue d’ailleurs la preuve irréfutable.