Attila de Zamora, un évêque hispanique des ‘temps obscurs’ à la charnière des IXe et Xe siècles
Attila de Zamora, dont le nom fut latinisé sous la forme d’Atilanus, appartient à la catégorie des saints confesseurs caractéristique de l’hagiographie de l’Occident latin des IXe et Xe siècles, par opposition à celle des martyrs dont firent partie les chrétiens de Cordoue morts pour la foi à la même époque (Fernández Conde : 58-65 ; Garcia 2014). Le premier vivait dans une terre soumise à la domination des rois d’Oviedo, tandis que les seconds étaient des mozarabes d’al-Andalus (David ; Ruiz Asencio)1 . Les traces documentaires sur Attila sont abondantes pour une époque fort dépourvue en chartes de la pratique, au demeurant très lacunaires. Faute de données sur ses agissements, ce ne fut que bien plus tard — au XIIIe siècle — que les hagiographes mirent en scène sa vita à partir de ses reliques et des miracles qu’il aurait accomplis. Dans ces narrations anachroniques, il est à noter l’importance qui est accordée aux masses populaires dans une optique militante visant à les intégrer au plan divin, et ce qui est vrai pour la communauté chrétienne du diocèse ‘zamoran’ l’est tout autant pour les cisterciens du monastère de Moreruela.
Dans tous ces récits, la figure d’Attila est mise en évidence par sa qualité de pasteur qui ramène les brebis égarées sur le droit chemin. Dans la légende du poisson et de l’anneau que l’on détaillera plus loin, le discours est bâti sur l’allusion voilée du comportement ambigu des habitants de Zamora, mi-résignés et mi-exaltés, en même temps que sur le pèlerinage entrepris par Attila pour expier les péchés de son troupeau. Dans ces légendes rédigées très a posteriori des faits qu’elles rapportent, le saint est l’instrument de Dieu, y compris dans la scène où le franciscain Juan Gil place l’action de l’évêque au cœur de l’invention de sa propre dépouille. Et l’on pourrait dire tout autant pour la narration de Moreruela dans laquelle son auteur — un moine cistercien — légitime et met en valeur la fondation monastique dans ce locus par le saint.
Dans ces deux histoires, l’hagiographie est utilisée comme un outil de réflexion sur le passé, mais également employée pour comprendre le temps présent de la rédaction, voire pour interpréter l’avenir. Ainsi, dès lors que ces textes étaient écrits avec une finalité édifiante assumée, les détails événementiels importaient peu à leurs concepteurs puisque, dans la conception théologique qu’ils avaient de l’histoire, les faits comptaient moins que leur interprétation. Il était loisible de les modifier à l’envi, d’ajouter des précisions ou d’en retrancher sans craindre d’altérer la portée profonde du message qui était toujours supérieure aux contingences. Dans le récit du poisson, Attila, doutant de sa qualité de pasteur et de la profondeur de sa foi, se trouva face à un dilemme : soit il abandonnait sa charge épiscopale, soit il persévérait dans la fonction ecclésiale qui le dépassait. Face à ce choix cruel, les récits mettent en scène deux attitudes : celle de la communauté et celle des hagiographes. Pour les fidèles contemporains des événements, le pasteur avait l’obligation de demeurer parmi eux pour les éduquer et les protéger. En revanche, pour les auteurs des documents, le choix d’Attila de partir en pèlerinage était plus judicieux que celui de rester puisqu’en expiant les péchés de sa communauté par le départ, il servait l’ecclesia d’une bien meilleure façon et sa sainteté rejaillissait avec plus d’éclat que s’il avait décidé de continuer sur place. Tel est du moins le message subliminal que voulaient transmettre les hagiographes toujours soucieux de l’édification des foules. Mais avant de revenir sur ces questionnements, que sait-on de la figure historique d’Attila ?
I. Attila et les sources historiques
Pour un homme qui vécut à la charnière des IXe et Xe siècles, un moment que l’on qualifie souvent de ‘temps obscurs’ caractérisé par le faible nombre de documents écrits, le parcours individuel d’Attila nous est relativement bien connu grâce à l’abondance de textes le concernant (Carriedo ; Luis). Le premier témoignage sur le saint homme apparaît dans un codex enluminé de la cathédrale de León, rédigé entre 910 et 920, connu sous l’appellation ‘Biblia mozárabe’ et attribué à un dénommé Juan, diacre de son état professant au sein du monastère de Sainte-Marie et Saint-Martin d’Albares dans la région du Bierzo. Parmi plusieurs autres documents, le codex contient une Vita Froilanis dont le but premier vise à mettre en exergue la figure et les actions de Froilán, un évêque de León, mais qui apporte, en dépit de son caractère apologétique, de nombreuses informations sur Attila, compagnon et acolyte du premier (Canal : 121-126). Cette narration, connue depuis longtemps malgré son absence dans la Patrologie Latine, a fait récemment l’objet d’une édition critique soignée (VF).
D’après ce que raconte l’histoire, Froilán, après avoir choisi de se consacrer à la prédication itinérante dans les environs de la ville de León, décida de se retirer loin du monde et s’en alla trouver refuge sur le mont Curcurrino, où il fut rapidement rejoint par Attila (VF : 580-581). Nonobstant l’éloignement de toute vie civilisée, la réputation des deux anachorètes ne cessa de croître dans le royaume. Il faut reconnaître à leur actif que les deux protagonistes avaient fondé ensemble un puissant monastère près de Veseo (Viseo), c’est-à-dire au-delà du Douro. Un acte aussi prestigieux ne pouvait être ignoré, et c’est pourquoi il parvint vite aux oreilles d’Alphonse III. Le monarque asturien pria les deux ermites de se présenter séance tenante à la cour d’Oviedo, de sorte que, forts de l’appui royal, ils poursuivirent leurs actions pieuses en fondant un nouveau monastère — double — à Tábara, qui accueillit six-cents moines, et un second, situé non loin de là, tout près de la rivière Esla, mais sur la rive droite cette fois-ci, dans un locus dénommé Moreruela de Tábara qui hébergea pour sa part deux-cents autres clercs (VF : 582). Pour récompenser les deux anachorètes de leur dévouement à l’agrandissement de la Chrétienté, Alphonse les nomma évêques sans tarder. Ce fut une décision qui ne se fit pas sans la réticence (« renuentia »2 ) des intéressés, mais qui reçut, en revanche, le consentement par acclamation du clergé et du peuple réunis pour l’occasion (VF : 582) le jour de la Pentecôte de l’an 900. Et c’est ainsi que Froilán reçut la chaire épiscopale de León (Henriet 2009 : 337), et Attila celle de Zamora (VF : 582-583).
En dehors de cette première narration hagiographique, le nom d’Attila apparaît souvent dans plusieurs chartes contemporaines de l’histoire évoquée plus haut. Ces documents couvrent pour l’essentiel la période correspondant au mandat épiscopal du saint, à savoir les années allant de 907 à 919. C’est ainsi qu’une charte provenant du monastère galicien de Celanova, mais rédigée à Zamora entre janvier et mai 907, porte la mention : « Sub Christi nomine, Adtila episcopus ibi presens fui » (Celanova 1 : 589-590 ; Celanova 2 : 71). Dans ce premier texte, Attila n’apparaît pas en qualité d’évêque, mais en tant que simple témoin de la donation qu’Alphonse III effectua au bénéfice du monastère de Saint-Pierre de Tunis — actuellement de la Nave — situé non loin de la ville de Zamora. Deux ans plus tard, en avril 909, lors d’un échange de propriétés entre le monarque et trois individus prénommés Sarracino, Falcón et Dulquito — probablement des presbíteros —, le nom du saint apparaît une nouvelle fois comme témoin, mais cette fois-ci en tant qu’évêque : « Atila episcopus confirmat » et « Attilanus episcopus confirmat » (Sahagún : 37-39).
La référence suivante porte la date du 15 février 911, moment où Attila apposa sa signature sur un document enregistré à León, cité où il se trouvait alors au titre de membre de la curie — palatium regis — du roi García I lorsque ce dernier donna plusieurs propriétés au monastère de Saint-Isidore de Dueñas (Reglero : 288). Dans une autre charte à la date imprécise, puisqu’enregistrée on ne sait pas avec certitude le 1er septembre 911 ou 912 et établie par Ordoño Adefónsiz de Galice, le saint homme fait une nouvelle apparition comme témoin en compagnie de Nausto, l’évêque titulaire de Coimbra : « Atila episcopus » (Carriedo : 348 ; Brouza : 277). Toujours dans l’entourage du roi García I, Attila est évoqué pour la première fois comme évêque titulaire de Zamora en 912, dans un document provenant du monastère d’Eslonza établi pour attester la donation d’une « villa » que le roi et son épouse faisaient à l’institution religieuse (Eslonza : 50). Il semblerait qu’Attila ait passé la fin de l’année 914 dans le royaume de Galice en compagnie d’Ordoño II. C’est en effet dans cette région qu’il parapha deux chartes à quelques jours d’intervalle, un premier manuscrit le 1er décembre (Carriedo : 349), et une deuxième le 6 du même mois (Tumbo A : 85), lors de la confirmation par le monarque, et par son épouse Elvira, à l’Église de Saint-Jacques de Compostelle de la possession de la « villa » de Lorenzana, située près de León, et de plusieurs autres biens dans la région du Bierzo.
Trois documents du début de l’année 915, un du 29 janvier et deux du 30, nous apprennent que l’évêque était établi dans sa bonne ville à l’occasion de ce qui ressemble à une assemblée épiscopale. Il parapha le premier, celui dans lequel Ordoño confirmait à Saint-Jacques le giro territorial de six miles, qu’il augmentait de nouveaux autres, d’un simple : « Attila Zamorensi… Attila episcopus conf. » (Tumbo A : 91). Quant aux deux autres textes, ils se rapportent à la donation de la « villa » de Corneliana à l’Église de Compostelle en compensation des cinq cents metcales d’or que lui avait attribués Alphonse III (Tumbo A : 86-88). De manière inattendue pour l’époque, eu égard à la documentation lacunaire, le saint évêque apparaît encore fois au début de l’année 916. La première, le 8 du mois de janvier, lors de la restauration du monastère de Sainte-Léocadie de Castañeda par l’évêque Genaro d’Astorga (Astorga : 70) ; la seconde, le 9 janvier, à l’occasion de la donation qu’Ordoño II et son épouse Elvira effectuèrent au profit de l’abbé Servando à Valdecésar (León : 58). Un an après, jour pour jour, le 8 janvier 917, le nom d’Attila apparaît à nouveau mentionné dans une charte de la cathédrale de León (León : 66). Il s’agit cette fois-ci d’une donation qu’effectua Ordoño II dans laquelle il donnait à Trasmundo et Recesvindo le lieu-dit Pardomino afin que tous deux habitassent le monastère de Saint-André construit à cet endroit. Enfin, dans un document postérieur à la mort du saint, puisque rédigé en 929 mais se rapportant à l’année 916, le nom d’Attila apparaît lors d’une consultation des évêques du royaume sur la question de la fondation et la dotation du monastère de Saint-Hadrien et Sainte-Nathalie de Boñar (Eslonza : 68).
La dernière citation documentée sur Attila est indirecte. Elle porte la date du 10 mars 922, par conséquent bien après la mort de l’évêque. Elle se trouve insérée dans une charte de transaction passée entre un dénommé Nepociano et son épouse Gontina sur la vente à l’abbé Servodeo et aux moines de Saint-Pierre de la Nave, pour le prix de douze sous, d’une chênaie localisée entre Videmala et la rivière Aliste, c’est-à-dire à l’ouest de la cité épiscopale. La délimitation de la parcelle mentionne un toponyme qui porte le nom de l’évêque (Celanova 1 : 591-592 ; Celanova 2 : 79) :
Uendimus uobis ipso reuoreto ad integro per ubi uobis illum demarkauimus et coram testibus adsignauimus : de fonte de domno Atila episcopo et aquas currentes de auteiro qui est de occiente, deinde ad pinnas et ad fonte usque in termino de Sancto Petro
Quels enseignements peut-on tirer de cette brève indication et pourquoi un tel nom ? Deux options s’offrent à nous. Soit le terrain de la source en question appartenait à l’évêque ou à son Église, soit, et c’est plus probable, l’appellation est à mettre en relation avec la renommée locale du pasteur peu de temps après son décès. En effet, en raison de sa vie passée d’ermite et de fondateur de monastères, il ne faut pas exclure qu’Attila ait fait l’objet peu après sa mort d’une dévotion locale, ce qui ne veut pas dire qu’il avait atteint à ce stade la catégorie ‘officielle’ de saint (VF : 580), un statut qu’il finirait par obtenir plusieurs siècles après, selon la tradition, sous le pontificat d’Urbain II en 1092 (Fernández Conde : 311). Enfin, quant au fait que son nom ait été donné à une source, rien n’exclut qu’il s’agisse là d’une volonté de christianiser une des résurgences aquatiques souvent liées au paganisme, qui plus est dans un secteur délaissé par les pouvoirs politiques où la densité démographique ne devait pas être bien élevée au début du Xe siècle (Martín Viso : 74-84).
Le diocèse de Zamora fut donc érigé par Alphonse III en la personne d’Attila sans l’obligé recours à une ancienne tradition épiscopale romano-wisigothique, mais en le justifiant par la translatio d’un passé préromain héroïque. En effet, la Crónica de Alfonso III dans sa version dite ‘rotense’, contemporaine par conséquent d’Attila, établit la première équivalence documentée entre Zamora et l’ancienne Numance (Chroniques : 45 ; Crónicas : 132, 206). Voilà pour l’alibi historique car, en réalité, cette création obéissait comme l’on sait à des considérations politiques du moment, celles de la repoblación du territoire et de la consolidation par la monarchie de l’espace situé au nord du Douro. Attila fut par conséquent le premier évêque de Zamora ayant eu pour mission, sous l’autorité du roi Alphonse III, de renforcer la jeune civitas qui se manifesta, dès sa fondation, comme l’un des principaux verrous militaires du royaume d’Oviedo face à al-Andalus. C’est dans le contexte de cette ville fortifiée comme nouveau centre de pouvoir avancé qu’il convient d’interpréter les confirmations des chartes royales par Attila, ce qui ne veut pas dire qu’il faille minorer le lien réel du pasteur avec les autres évêchés du royaume. Toutefois, il convient de rappeler qu’au début du Xe siècle le diocèse zamoran n’était pas encore territorialisé, puisqu’il se limitait à la ville-même et à ses environs immédiats. À l’aune de cette réalité, il faut souligner que l’influence de l’autorité épiscopale dépassait rarement les secteurs qui étaient directement contrôlés par la monarchie (Garcia 2010), lesquels n’étaient pas bien nombreux. Attila décéda aux alentours de 919 (Gutiérrez : 17) et connut plusieurs successeurs sur le siège épiscopal jusqu’en 986, date de la prise de Zamora par les troupes du belliqueux al-Mansûr (Sánchez Herrero) et fin de la première période épiscopale avant la restauration définitive de la chaire au milieu du XIIe siècle.
II. La légende de l’anneau et du poisson
Mais avant d’aller plus loin dans l’analyse, il n’est pas inutile de rappeler que les récits hagiographiques accordent la plupart du temps la primauté à la personnalité du martyr ou du confesseur qui est mis en scène, c’est-à-dire au caractère édifiant de l’histoire au détriment de la précision historique. Cette approche délibérée explique l’abondance des lieux communs et des faits extraordinaires dans les narrations, lesquelles histoires étaient souvent transmises et amplifiées par l’imagination populaire. Pour le chercheur, la valeur des textes hagiographiques relève en priorité de l’agencement de l’œuvre et de l’emploi que l’auteur fait de ses sources. Pour le dire autrement, l’obligation de lire doublement ces récits s’impose à tous ; en replaçant d’abord les lectures spirituelles et historiques dans leur contexte, celui de la liturgie et de la pastorale, puis, en intégrant le fait que le thème de la sainteté médiévale doit être mis en relation avec les attentes de la société.
Selon la tradition, Attila serait né vers 850 à Tarazona, une ville qui se trouvait alors à la confluence de trois royaumes : l’Aragon, la Navarre et la Castille (Diccionario : 152). Issu comme le rapporte la légende d’une famille noble (VA : 463) — lieu commun hagiographique —, le jeune homme dont la naissance fut longuement espérée par ses parents, obtenue tardivement à force de prières et d’aumônes, se fit moine à l’âge de quinze ans dans un monastère de sa ville natale, puis, une fois devenu prêtre (VF : 580), séjourna durant un certain temps au sein de l’abbaye bénédictine de Sahagún (Escalona : 27-28) — un aspect important de sa vie dont il faudra tenir compte comme on le verra plus loin. Longtemps après, des moines cisterciens, qui étaient en quête d’un passé glorieux et d’une patine temporelle pour leur ordre, jouèrent de la confusion homonymique entre Moreruela de Tábara et Sainte-Marie de Moreruela (actuelle Granja), deux localités situées de part et d’autre de l’Esla et possédant une chronologie très éloignée, pour établir, au début du XIIIe siècle, la correspondance entre les deux endroits en attribuant à Froilán et Attila la fondation de Sainte-Marie, en 985, sur la rive gauche, comme s’il s’était agi d’une dépendance du premier site (Medina ; Canal : 124-125). Cette assimilation s’ancra avec une telle force dans les esprits que les reliques de Froilán, qui avaient été déposées auparavant à Valdecésar (Crónica : 66) dans les monts Cantabriques pour être mises à l’abri des razzias d’al-Mansûr, furent transférées à Sainte-Marie de Moreruela (Granja) (Crónica : 66), puis, dans un deuxième temps et de manière partielle dans la cathédrale de León (Crónica : 66). C’est donc dans ce contexte de quête lointaine des origines qu’il convient d’interpréter l’écriture du lectionnaire cistercien du début du XIIIe siècle publié par Enrique Flórez au XVIIIe s. (VA : 463-465) ; un auteur qui reprit, en l’agrémentant — réécrivant —, le texte d’une originale Vita sancti Attilani perdue depuis. Que retenir de ce second récit hagiographique ?
Un jour, tandis qu’Attila méditait sur sa vie passée, qui était pourtant exempte de tout reproche et en parfait accord avec les préceptes chrétiens, il la considéra sous un angle différent, la trouvant remplie d’imperfections. Ébranlé par un emportement qui dépassa sa raison, le saint homme décida de réparer séance tenante ses anciennes erreurs en s’imposant une pénitence sévère jusqu’à ce que le Seigneur lui accordât le pardon pour ses nombreux péchés de jeunesse. Ayant choisi de partir en pérégrination, comme dans une sorte d’expiation, mais au grand dam de son troupeau, il fixa les rentes que l’on devrait verser aux pauvres de la cité en son absence. Une fois cela établi, il emprunta la tenue de pèlerin la plus misérable qu’il trouva et abandonna Zamora en compagnie d’un domestique à qui il demanda, peu après son départ, de le laisser voyager seul. Mais alors qu’il franchissait le pont sur le Douro non loin de l’église de Saint-Laurent, il jeta son anneau épiscopal dans le fleuve en disant : « lorsque je te reverrai, je saurai avec certitude que Dieu m’aura pardonné » (VA : 464)3 .
L’acte de rupture accompli, le pèlerin novice prit la direction de la Terre Sainte et endura toutes sortes d’épreuves avant de parvenir à Jérusalem qu’il parcourut d’un bout à l’autre avec une profonde dévotion. Une fois sa pénitence terminée, un rêve prophétique lui annonça que le temps était venu de s’en retourner chez lui (VA : 464). Appliquant à la lettre les prescriptions de l’oracle, il se présenta, toujours déguenillé, devant la cité Zamora et passa la nuit dans la chapelle-hôpital de Saint-Vincent de Cornú, un bâtiment qui faisait alors partie de l’église du Saint-Sépulcre dans les faubourgs sud de la ville. Le lendemain à l’aube, l’hospitalier de l’ermitage alla chercher de quoi s’alimenter au palais épiscopal où on lui donna trois poissons de petite taille mais, se rappelant qu’un hôte très dévot l’attendait à l’hôpital, il demanda un surplus de nourriture, et c’est ainsi qu’il reçut un poisson plus gros en échange des trois petits. Par la suite, tandis que le gardien préparait le repas avec son épouse, le saint, qui était en train d’ouvrir les entrailles du barbeau, trouva miraculeusement l’anneau qu’il avait lancé deux ans auparavant, une bague que l’on peut toujours contempler4 .
La joie d’Attila fut immense après cette fortuite trouvaille ; il tomba à genoux et leva les mains au ciel en signe de remerciement. Il avait enfin entre ses mains la preuve que le Seigneur l’avait pardonné. Au même moment, comme par miracle, les cloches de la cité se mirent à sonner seules à toute volée (VA : 464). Les habitants, incrédules, essayèrent de comprendre la cause des sonneries et obtinrent rapidement une réponse quand le dépensier du palais se souvint du pauvre pèlerin pour lequel les hospitaliers avaient demandé l’aumône. Mise au courant de l’anecdote, la population se dirigea vers l’ermitage et tous, grands et petits, membres du clergé et humbles habitants, se présentèrent devant le pèlerin en haillons qui, comme par miracle, se retrouva illico paré des plus magnifiques habits épiscopaux. Heureux de récupérer enfin leur guide après une si longue absence, les Zamorans se prosternèrent devant lui et l’accompagnèrent en procession jusqu’au palais (VA : 465). Comblé par Dieu et par ses ouailles, Attila poursuivit sa tâche pastorale avec zèle jusqu’à son décès, et c’est pour ce-même zèle qu’il fut enseveli solennellement dans l’église de Saint-Pierre de la ville (Álvarez : 106-107).
Les auteurs érudits du XVIIIe siècle, soucieux de ménager la pensée ‘éclairée’ dominante de l’époque, méprisaient les vieilles légendes saintes qu’ils considéraient saturées par un obscurantisme ‘merveilleux’. Cette approche idéologique parvint même à faire vaciller les religieux du siècle des Lumières qui étaient pourtant censés défendre les vieux récits (Escalona : 25). Depuis au moins Marc Bloch et son étude sur les ‘rois thaumaturges’, les hagiologues savent que les récits surnaturels, en apparence déconnectés de la réalité, sont une source de première importance pour comprendre le fonctionnement de l’imaginaire médiéval et, partant, celui de la société qui le portait, et il en est de même des miracles qu’ils contiennent. C’est donc à partir de ces prémisses que nous nous proposons d’étudier la légende du miracle de l’anneau et du poisson, en considérant que l’on est en présence d’une construction homogène dans sa dimension symbolique. En effet, alors que nous sommes habitués à lire aujourd’hui ces textes d’un œil sceptique — ‘rationnel’ —, les médiévaux les voyaient comme un signe de la puissance divine que rien ne pouvait arrêter puisque Dieu, qui avait créé le monde, pouvait agir à sa guise sur les processus naturels pour les modifier.
En sa qualité de saint, force est d’admettre qu’Attila était perçu à son époque comme un être d’exception, à la fois proche de l’homme ordinaire en même temps que différent de lui. Entre temps, il a été établi que la fonction ‘politique’ des saints, les grandes figures de l’époque médiévale, consistait à résoudre les tensions sociales propres à un espace et à un temps donnés. Aussi, est-il nécessaire de considérer que la mission première de l’évêque de Zamora visait à protéger son troupeau, surtout les plus humbles d’entre eux, face aux dangers pouvant venir de l’extérieur, mais aussi à soulager les peines des fidèles dans leur vie quotidienne car, en plus d’avoir affaire à un saint, le récit de ses vitae nous montre qu’Attila était pareillement prophète et thaumaturge, deux dons qui lui avaient permis d’être reconnu socialement et écouté (Vauchez ; 1 R 17, 24). Différent par conséquent de l’homme commun, l’élu zamoran entretenait une relation particulière avec le Créateur, et c’est d’ailleurs ce lien singulier qui lui avait fourni des pouvoirs extraordinaires en ce bas monde (1 Co 1,2) à une époque où le surnaturel était toujours présent dans les consciences.
Comme beaucoup de saints du haut Moyen Âge hispanique, Attila fut, durant son séjour dans les monts Cantabriques, moine et ermite à la fois. Sa renommée, moindre certes que celle de son maître Froilán, incita le diacre Juan à l’évoquer dans la VF. L’isolement auquel le jeune homme de Tarazona s’était astreint était en rupture avec la société, avec les valeurs qui la gouvernaient, raison pour laquelle il fut si populaire auprès de son compagnon anachorète. Dans les montagnes inaccessibles de Curcurrino, l’un et l’autre étaient libres de tout lien familial et de toute hiérarchie monastique, ce qui les rendait réceptifs à Dieu auquel ils se consacraient exclusivement à travers leurs prières (VF : 580). La récompense divine pour leur ascétisme extrême et pour la maîtrise d’eux-mêmes se matérialisa en un pouvoir sur la nature et sur les éléments. Persuadés qu’ils resteraient dans le ‘désert’ inhospitalier des montagnes pour l’éternité, ils consentirent à sortir après qu’Alphonse III les pria — supplia —, nouveau topos — de se consacrer à fonder des monastères. Ce fut un acte auquel ils finirent par consentir de bon gré en raison du but spirituel de l’entreprise.
Dans l’Hispania du haut Moyen Âge, comme dans le reste de l’Occident latin d’ailleurs, l’alliance entre la monarchie et le haut clergé, ou plutôt la soumission de la cléricature à la royauté (Henriet 2007 : 318-319), tout comme le rôle des prélats dans la conversion des campagnes et leur association pour fonder des monastères, favorisèrent l’apparition du modèle de ‘l’Adelheilige’, à savoir celui du saint noble qui réunissait en sa personne le prestige de la haute naissance, les qualités du chef et la piété religieuse. Le type le plus répandu de ce modèle fut celui des fondateurs d’abbayes dont les successeurs, en célébrant la mémoire et en exaltant leurs miracles, accrurent le rayonnement de leur communauté et celui de leurs bienfaiteurs. Dans les récits ayant trait à Attila, le saint évêque zamoran possède à la fois les qualités du moine et celles du pasteur. Sa perfection consiste en une espèce de vie mixte dans laquelle les moments consacrés à la liturgie et à la contemplation alternent avec les phases d’activité au service de la royauté asturienne et de l’Église. Vers l’an 900, le modèle de sainteté sacralisait la naissance, l’autorité et la richesse qui étaient à cette époque les prérogatives de l’aristocratie, un groupe qui était alors en train de s’emparer de la réalité du pouvoir, sans délaisser pour autant le rôle croissant de la noblesse dans la vie de l’Église à travers la réforme des monastères (Ayala : 167-172).
Pour revenir au pasteur zamoran, il va de soi que c’était un personnage intensément aimé par des ouailles qui s’étaient senties abandonnées et désemparées après son départ imprévu. Aussi, dès que la foule recouvra son prélat, s’empressa-t-elle de l’entourer de toutes sortes d’affections pour qu’il ne s’éloignât pas une nouvelle fois. La procession de la masse humaine qui l’accompagna jusqu’au palais est très éloquente à cet égard. Ce fut d’ailleurs cette même masse passionnée par le saint homme qui l’ensevelit dans l’église de Saint-Pierre car la foule désirait avoir l’évêque à ses côtés, comme protecteur, et pour que les saintes reliques continuassent d’agir après sa mort au profit du peuple de la cité. Longtemps après l’enterrement on reconnaitrait, au milieu du XIIIe siècle, le corps du saint grâce à son incorruptibilité, au parfum délicieux qui s’en échappait et à l’irradiation de la force (‘virtus’) contenue dans ses ossements puisqu’il était, lui aussi, myroblite.
Quant à l’énergie spirituelle que le saint avait accumulée dans les montagnes, elle fut mise ultérieurement au service de la communauté zamorane, et c’est là l’une des raisons pour lesquelles Attila fut si populaire dans sa ville entre le Xe et le XIIIe siècle. Du reste, s’il réussit à donner une cohésion sacrale à son diocèse ce fut, suivant un autre topos hagiographique, parce qu’il était un étranger venu de très loin, de Tarazona ; l’éloignement et l’absence de liens communautaires étant alors considérés comme un facteur d’apaisement de conflits au sein d’une collectivité par trop repliée sur elle-même.
Au Moyen Âge, on estimait que l’homme et le monde étaient par essence mauvais. En contrepoint, et puisque Dieu symbolisait le bien, il fallait inciter la divinité à intervenir dans les affaires terrestres troublées par les péchés. En réalité, et pour comprendre le voyage du saint à Jérusalem, il faut tenir compte de cette vision singulière du monde. C’est parce qu’Attila s’était senti tourmenté par ses actions passées qu’il décida de migrer et qu’il considéra qu’il lui fallait expier ses fautes, réelles ou prétendues. Comme beaucoup de saints, le natif de Tarazona avait connu dans sa jeunesse une vie mondaine et pécheresse avant d’accéder à l’ascèse et à la spiritualité, — un autre des abondants topoï de la littérature hagiographique. Car c’est bien grâce à l’aide de Dieu qu’Attila avait triomphé de l’adversité et qu’il avait reçu les dons prophétiques qui l’avaient autorisé à penser que son aventure aurait une fin heureuse. Quant à l’engouement populaire suscité par le miracle de l’anneau dans le poisson, il est possible de l’expliquer par la capacité du saint homme à lire l’avenir, ce qui lui conférait un grand prestige et une autorité renforcée auprès de ses admirateurs. Dans le contexte zamoran, le saint local devint le véritable détenteur du pouvoir au sein de la communauté qui lui avait confié son destin. Après sa mort, le culte et les fêtes qui furent organisées lors de l’anniversaire de sa disparition prolongeraient et raviveraient le souvenir de l’âge d’or où avaient régné la paix et la prospérité.
Dans l’épisode de l’anneau jeté à l’eau, perçu comme un signe d’humilité de l’évêque qui ne se sentait pas autorisé à poursuivre sa charge, on ne détecte aucun message explicite sur le moment, et ce n’est qu’à la fin du périple que l’histoire trouve son explication : celle du triomphe du bien sur le mal. Grâce à l’acte d’Attila, la communauté s’était restructurée par le biais des cérémonies et des rites, tels ceux de la procession et du pèlerinage en Terre Sainte. Dans les narrations médiévales, le voyage à Jérusalem est un exemple de pèlerinage eschatologique. C’était une pérégrination pénitentielle qui rappelait l’imitation du Christ, voire un appel au martyre. Il est vrai qu’au début du Xe siècle et dans le contexte asturien, l’iter Ierosolimitanum était un phénomène à forte tension eschatologique similaire à celui que l’on peut contempler dans les beatos contemporains. Mais revenons au récit. La légende raconte qu’Attila avait franchi le fleuve lors de son départ. Cela signifie qu’il s’en était allé par la route du sud et qu’il était revenu par le même chemin puisqu’il avait passé la dernière nuit de son itinérance dans la chapelle de Saint-Vincent de Cornú, au sud du fleuve. Des ajouts postérieurs à l’original racontent que le pont s’était effondré après le passage d’Attila pour empêcher les Sarrasins d’accéder à la ville. Quel sens donner à ces allégations ? Signalons d’emblée que le pasteur avait choisi de traverser les territoires d’al-Andalus à un moment de grand danger pour les chrétiens, ce qui ne pouvait que rehausser son choix. Mais de quel danger s’agissait-il ?
Le 10 juillet 901, soit une année après la nomination d’Atilano à la chaire épiscopale ‘numantine’, une des plus grandes batailles de la ‘Reconquête’ selon Claudio Sánchez-Albornoz, se déroula sous les murs de Zamora : la Jornada del foso, pour les chrétiens, ou día de Zamora pour les musulmans (Sánchez-Albornoz : 583 ; Mínguez). Ce jour-là, une puissante armée de Berbères fanatisés fut en effet mise en déroute par Alphonse III avec l’aide du mythique Bernardo del Carpio. Or dans ces combats, le pont emprunté par l’évêque avait joué un rôle déterminant (Sánchez-Albornoz : 583). Le chef de l’armée attaquante, le prince et mahdi Ahmad Ibn al-Qitt, fut capturé et sa tête fut exposée sur une des portes de la ville qui depuis ce haut fait d’armes porte son nom : Balborraz (bab al ras) (Maíllo : 29). S’il est vrai que les chroniques arabes et chrétiennes ne citent jamais Attila dans cet épisode héroïque, il est difficile de croire que le saint n’ait pas joué, en sa qualité de pasteur, un rôle de galvanisation et de cohésion de la population lors de l’agressive attaque des mahométans.
Sur le miracle médiéval de l’anneau dans le ventre du poisson, plusieurs indices portent à croire que le prodige doit être interprété comme un signe car il est à la fois une théophanie — manifestation de Dieu — et un avertissement ou leçon pour les hommes. En ce sens, Il doit être perçu comme un élément destiné à l’édification du chrétien et de l’Église. Le thème du poisson comme symbole est constitutif du christianisme. Celui d’Attila ressemble à s’y méprendre à celui de Tobie, qui fut utilisé comme figure de salut à partir du IIIe siècle. La figure de l’animal est bien entendu à mettre en relation avec le symbole de l’icthius, l’acrostiche grec qui reprend les titres du Christ. Or il se trouve que c’est à partir de cette image que se développa une homilétique en Occident, une exégèse christique en même temps qu’eucharistique et baptismale dans le dossier d’Attila. À travers cet exemple, nous sommes placés au cœur de la pêche rédemptrice qui valorise le rôle du pêcheur (Doignon).
Dans les récits hagiographiques évoqués plus haut, on constate la présence de plusieurs « ermitas » qui jalonnent la vie d’Attila : celle du ‘désert’ (yermo) des montagnes Cantabriques, celle de Saint-Vincent de Cornú, enfin celles, présumées, dans lesquelles le saint trouva refuge dans son voyage d’aller-retour en Terre Sainte. Or, il faut croire que ces « ermitas » faisaient partie d’un réseau de sanctuaires thaumaturgiques qui abritaient des saints auprès desquels les hommes pouvaient espérer trouver aide et protection pour surmonter les épreuves de la vie. Dans le même registre, il convient d’interpréter les reliques du saint — à savoir l’anneau, la crosse, le peigne et la bassine (Rivera 1993) — comme des instruments d’une pastorale destinée à éradiquer le folklore païen de populations restées trop longtemps à l’écart de l’Église, ce qui expliquerait l’association du nom de l’évêque avec la fontaine qui se trouve dans la comarca d’Aliste. Ceci étant admis, il est loisible d’affirmer que les « ermitas », au même titre que les reliques, participaient au large mouvement de diffusion de la sainteté chrétienne, et ce n’est pas un hasard si l’un des rares endroits de Zamora qui rappelle encore Attila est le cimetière municipal bâti autour de la chapelle de Saint-Vincent de Cornú.
Le miracle annulaire nous éclaire enfin sur le charisme prophétique d’Attila, un saint qui, en sa qualité d’évêque, proclama la doctrine chrétienne et les commandements divins. Dans sa première épître aux Corinthiens, saint Paul énumère les neuf dons de la grâce divine5 à travers lesquels la présence de l’Esprit se manifestait chez les baptisés comme le rappelle la vision des colombes de la VF (VF : 579-580) :
Cum ille pernoctasset in oratione, uidit intempesta nocte claritatem splendoris refulgente duas columbas uicissim zelo uolitantes, una flameo calore et alia niueo candore, siui propinquantes. Dum stupore perterritus eas ad se ueniendo aspiceret, concite in ore eius intraberunt. Una exurere eum cepit, altera demulcere animum sensit. Qui non credat tali uisione Spiritu Sancto fuisset repletus ?
Attila, comme le signale l’apôtre des Gentils, avait la capacité de lire dans les coeurs et de deviner les pensées cachées. À travers l’épisode de l’anneau, il exposa ses dons prophétiques qui n’étaient autres que ceux d’un saint destiné à guider les Zamorans sur le bon chemin, car c’est bien lui qui les conduirait au salut éternel. Son autorité procédait du don de clairvoyance vis-à-vis du présent et de l’avenir, en même temps qu’il était un prêtre légitimé dans sa fonction par l’institution ecclésiale. En réalité, si Attila avait accompli un miracle, c’était grâce aux pouvoirs que l’Église lui avait conférés par le sacrement de l’ordre. En sa personne le pouvoir surnaturel ne s’opposait pas au pouvoir institutionnel car ils fusionnaient l’un dans l’autre.
III. Le corps du saint retrouvé
Après que sa mémoire se fut perdue durant deux siècles et demi, le corps d’Attila réapparut miraculeusement en mai 1260 durant l’épiscopat de Suero Pérez de Velasco (Linehan-Lera). La longue éclipse s’explique par la prise de Zamora par les troupes d’al-Mansûr à la fin du Xe siècle. La conquête disloqua en effet le diocèse qui se retrouva dépourvu de pasteur durant tout le XIe siècle, et ce n’est qu’en 1121, à la fin du règne d’Urraque, que la circonscription retrouva un titulaire réellement autonome en la personne de Bernard de Périgord, un ancien archidiacre de Tolède. Il fallut attendre ensuite le récit du franciscain Juan Gil de Zamora intitulé Historia canonica ac ciuilis liber illustrium personarum, composé vers 1282 pour raconter avant toute chose l’invention de la dépouille Saint Ildephonse6 , pour connaître les circonstances de la découverte du corps du compagnon de Froilán (LS : 152-169 ; Fita).
Dans ce document, dans lequel frère Juan Gil fournit force détails, la figure d’Attila apparaît tout naturellement au second plan (Garcia 2007). Le franciscain explique que les reliques d’Ildephonse s’étaient retrouvées fortuitement dans l’église zamorane de Saint-Pierre : « ubi sedes cathedralis fuerat, aliquando pignus sanctissimum reposuerunt » (LS : 159) au moment de la fuite en direction des Asturies des Wisigoths mis en déroute par les troupes musulmanes au VIIIe siècle. Elles étaient restées enfouies à cet endroit et oubliées de tous jusqu’à la découverte providentielle du XIIIe siècle. Fort curieusement, Attila gisait à côté de l’ancien primat des Espagnes, à l’aplomb de l’emplacement où se trouvait l’autel de la Vierge Marie (LS : 160) :
adiciens quod ibidem corpus beati Atillani, qui in eadem ecclesia pontificali functus fuerat officio, quiescebat […] corpus sancti Atillani pontificis et beatissimi Froylani eius socii reconditum esse dicebat…
Curieux hasard ? En aucune manière, car il se trouve qu’Attila avait un lointain lien avec Ildephonse puisque le premier avait copié, durant son séjour monastique à Sahagún, le De perpetua virginitate sanctaeMariae composé quelques siècles auparavant par le second.
Mais que faisait donc Ildephonse dans l’église de Saint-Pierre ? Pourquoi à Zamora et non pas ailleurs, sur une route par exemple plus directe entre Tolède où il avait initialement été enseveli et les Asturies ? De la même façon, pourquoi avoir impliqué Attila dans l’inventio ? Pour répondre à ces questions il faut d’abord évoquer le problème de la carte diocésaine hispanique aux XIIe et XIIIe siècles (Mansilla ; Henriet 2008). On sait que la création, les limites et le rattachement du diocèse de Zamora relève de ce que la critique historiographique a qualifié à juste titre « d’imbroglio zamoran » (Fletcher 1978 : 195-203 ; Fletcher 1994 : 474). Dans ce jeu pour le moins trouble et complexe, le siège de Zamora était sans cesse balloté comme suffragant entre les archevêchés de Saint-Jacques de Compostelle, Braga et Tolède. Or à ces disputes anciennes étaient venues s’ajouter, au milieu du XIIIe siècle, la récente conquête de la vallée du Guadalquivir qui impliquait la restauration de Séville en qualité de métropole7 , et l’épineuse question en suspens de l’historique Mérida dont le titre était porté — usurpé —par l’Église de Compostelle depuis 1120 (HC : 254-255).
S’agissant de l’inventio d’Ildephonse, tout porte à croire que don Suero Pérez, un homme avisé et ambitieux s’il en fut, excellent connaisseur de surcroît des intrigues de la cour d’Alphonse X (Linehan 2011 : 542) qu’il accompagna pendant plusieurs années comme chancelier, profita d’un contexte spatio-temporel singulier pour imposer l’émancipation (Linehan 1993 : 515-516) de Zamora vis-à-vis d’un quelconque siège métropolitain et d’obtenir, de cette manière, le privilège d’exemption dont bénéficiaient déjà Oviedo et León ; autrement dit, pour faire de son diocèse une sorte de ‘zone neutre’ entre les différents archevêchés en compétition (Garcia 2007 : 237-238). Or pour introduire à Zamora le prestigieux métropolitain de la Tolède wisigothique et bâtir sur place un ‘culte civique’ (García Borbolla : 51) émancipateur et incontestable, le meilleur moyen consistait à insérer dans le récit hagiographique un saint local tombé dans l’oubli puisque telle était la pratique coutumière en la matière8 . Dans ce contexte, qui mieux qu’Attila pour imposer Ildephonse dans la Zamora qui l’avait auparavant consacré ? Ce fut donc par un vieux recours hagiographique éprouvé et par l’élévation — de courte durée — des deux corps sur un même autel de l’église de Saint-Pierre que le culte à saint Attila se trouva ressourcé pour ainsi dire de manière indirecte. Et ce fut enfin pour éviter une concurrence entre les deux dévotions qu’Ildephonse — le dernier arrivé — fut institué comme patron de la ville et Attila du diocèse.
Si l’on établit enfin une comparaison des deux personnages dans le récit de Juan Gil, on constate qu’Attila ne possède pas la même dimension qu’Ildephonse. Alors que ce dernier, est l’auteur de nombreux miracles post mortem, aucun n’est attribué à Attila, relégué qu’il fut au rôle de simple faire-valoir dans l’épisode de l’inventio. Cette relégation s’explique aisément. Dans l’optique de créer un culte civique et de parvenir à l’émancipation hiérarchique de Zamora, il était impératif de mettre en scène un saint indiscutable, de categoría. Or aux yeux du franciscain, le stock de saints prestigieux sans sépulture connue dont il pouvait disposer à la fin du XIIIe siècle était des plus limités, puisque la sainteté d’Attila était d’origine populaire — fama sanctitatis spontanée —, et donc sujette à caution. Elle n’avait pas reçu l’aval de Rome, ce qui n’était pas le cas, loin s’en faut, du prestigieux Ildephonse (Zamora 1955 : 149-150)9 :
« Gloriosissimus Aldefonsus Archiepiscopus Tholetanus, fons eloquentie clarus et perspicuus, beatorum trium Doctorum supradictorum et Eugenii consanguineus […] Atollit nichilominus Hispaniam beatissimus Legionensis Espiscopus Froylanus, super quem Spiritus Sanctus in specie columbe descendit ; cuius etiam labia immissis ardentibus prunis non stuarunt. Innumerabiles quidem sunt et alii sancti in sacratissima patria procreati ; ut sunt Vincentius, Sabina, Christeta, Felix, Fructuosus, Eulalia, Marina, Euphemia et alii plures, quorum sin voluero nomina tradere scriptis facilius me tempus quam copia desseret. Sed pretermitendi non sunt beatissimi Dominicus et Antonius… ».
Pour des raisons que l’on connaît aujourd’hui (Garcia 2007), le culte des deux saints ne prospéra pas localement au XIVe siècle. Il fallut attendre que les circonstances politiques changeassent en profondeur pour que leur dévotion refît surface, ce qui arriva à la toute fin du XVe siècle et aux Temps Modernes (Bécares). C’est de cette période que datent en effet les rares représentations imagées d’Attila puisqu’aucune de celles qui ont été conservées ne sont à proprement parler médiévales (Rivera 2009 : 50). Dans le chœur de la cathédrale zamorane, daté de 1502-1505, il existe un bas-relief où l’on voit Attila, mitré, tenant la crosse épiscopale de la main gauche et dirigeant son regard vers l’anneau qu’il avait trouvé dans le poisson (Teijeira : 71). En dehors de ces quelques traces très limitées, la présence du saint dans la topographie de la ville est tout aussi discrète. Elle se limite actuellement à l’imposant bâtiment du grand séminaire qui porte son nom, à celui du cimetière municipal et à la récente sculpture qui a été érigée sur le vieux pont de pierre qui enjambe le Duero. Malgré tout, il faut bien avouer que cette œuvre d’art contemporain se veut davantage un hommage au poisson miraculeux qu’au saint patron lui-même (Garcia 2019). Finalement, au hasard des furta sacra, il n’est pas inutile de souligner que la relique de la tête de Attila se trouve à Tolède (Rojas : 74) et non à Zamora, mais ceci est une autre histoire…
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Au terme de cette présentation, il apparaît que les Vies des saints médiévaux ne sont pas secondaires et qu’elles présentent un grand intérêt pour la recherche quand on les confronte aux autres sources. Elles sont indispensables pour le chercheur qui s’intéresse à l’étude des enjeux autour des centres de dévotion et de pèlerinage. Or ces centres, enjeux de rivalités et objets de convoitise entre les diocèses et les archidiocèses — voire les monastères —, étaient aussi des lieux d’écriture capables de produire des textes de propagande susceptibles de servir les intérêts de leurs protecteurs (Garcia 2019). L’un des supports privilégiés de cette propagande — mais non le seul — était la Vie du saint fondateur qui se prêtait souvent à merveille à la réécriture du passé sous couvert de fidélité à la tradition des origines. L’exemple du premier père religieux, pasteur et exemple pour son troupeau, devait servir à réformer, à corriger les mœurs de la communauté, voire celles de la société tout entière. La diversité des modèles hagiographiques reflète celle de la pluralité des intérêts dans le temps et dans l’espace que ces textes servaient à défendre, certes à des époques et à des endroits différents pour saint Attila : Xe et XIIIe siècles, León, Moreruela et Zamora.