L’expérience ontologique de la limite chez Eugenio Trías ou la limite, nouvelle pierre d’angle de son ontologie
Eugenio Trías ou la soif d’une nouvelle ontologie1
Le philosophe catalan Eugenio Trías (1942-2013) connaît tôt, au cours de son « aventure philosophique », une double insatisfaction face à la métaphysique, d’une part face à sa conception traditionnelle, celle qui existe depuis Parménide et Aristote, mais également face à l’indigence dans laquelle elle se trouve alors, dans les circonstances qui sont les siennes, malmenée, voire maltraitée par le positivisme, le marxisme ou le structuralisme. Trías est animé par un grand désir de défendre une métaphysique humaine, humanisée, contre les projets philosophiques ou anti-métaphysiques qui visent notamment, en s’inscrivant dans une ère du « soupçon systématique sur l’objectivité de toute “philosophie de l’homme” »2 (Caro Rey, 2015, p. 855), la liquidation de l’homme ou sa mort, comme l’annonce, selon lui notamment Michel Foucault, dans Les Mots et les Choses (1966).
Plongé dans une profonde réflexion sur la métaphysique, sur ce que constitue l’être et sur ses contours, Trías fait une expérience spécifique qui détermine toute sa philosophie : une expérience ontologique. Et cette expérience puissante ne le conduit pas pour autant à défendre la conception classique de la métaphysique qui considère l’être en tant qu’être comme un absolu. Trías dépasse cette conception traditionnelle de l’être, parce qu’il découvre que l’être n’a rien de statique, ni de parfait, ni d’arrêté, que le « concept de Dieu n’est plus ni pur être ni pur Dieu » 3(Pérez-Borbujo, 2005, p. 47). Il ne peut alors plus défendre une « métaphysique de l’être (ente), héritière d’une philosophie de la substance »4 (Pérez-Borbujo, 2005, p. 347) ; selon Trías, l’être ne peut constituer une présence éternelle, comme cela était envisagé dans la tradition métaphysique occidentale, en particulier scolastique : « L’être a été réduit dans la scolastique à l’IpsumEsse, à l’être lui-même, à la pure actualité sans mélange de puissance, à ce qui pouvait être défini par la loi intangible de l’identité, mais d’une identité vide et formelle : Dieu était l’Être lui-même »5 (Pérez-Borbujo, 2005, p. 353). De façon radicale et définitive, Trías comprend a contrario que l’être a des limites (Trías, 1999, p. 17), qu’il est en construction, en puissance, « un être en manque »6 (Pérez-Borbujo, 2005, p. 63), en mouvement, qu’il constitue, ce qui n’est pas sans rappeler Henri Bergson, « une réalité fondatrice, dynamique et vivante, qui bat dans les entrailles mêmes du monde et de l’homme […] »7 (Pérez-Borbujo, 2005, p. 16), qu’il est même une éternelle récréation (Pérez-Borbujo, 2005, p. 378), s’inscrivant en cela dans le temps.
Trías modèle alors une « nouvelle ontologie, ontologie de la finitude »8 (Pérez-Borbujo, 2005, p. 382) – et dont on perçoit toute la teneur a priori oxymorique et paradoxale –, qui repose sur une « nouvelle terre métaphysique : celle de l’être de la limite »9 (Pérez-Borbujo, 2013, p. 239). Or, cette découverte ontologique qui le surprend lui-même relève du mystère : « comme l’explique Trías lui-même dans ses mémoires, le mystère reste entier, même pour lui, quant au lieu et à la raison pour laquelle l’idée de limite comme nouveau terrain métaphysique est apparue dans son ouvrage Les Limites du monde (1985) »10 (Pérez-Borbujo, 2013, p. 239). Avec lui, on ne peut donc plus penser l’être sans penser la limite :
La limite nous donne la clé de la compréhension de l’être, d’un être en manque, en devenir, d’un être qui s’efforce d’être, d’un être historique. Cet être est un être dynamique, et non un être statique, qui devient. Dans les entrailles de cet être inquiet, expulsé de sa matrice, se trouve la naissance de la temporalité et de la spatialité. L’être dont nous faisons l’expérience est un être temporel, un être avec un passé éternel, […]11. (Pérez-Borbujo, 2005, p. 381-382).
Trois ouvrages de Trías sont particulièrement consacrés à cette question de la limite, même si cette dernière habita quasiment toujours son cheminement intérieur et même si, dès 1985, dans Los límites del mundo, l’auteur commence à la développer. En 1991, Trías aborde, dans La lógica del límite, la limite dans l’art ; en 1994, dans La edad del espíritu, la limite dans la sphère religieuse, et, en 1999, dans son ouvrage de maturité La razón fronteriza, dans la philosophie. C’est à travers ces œuvres que Trías élabore une méthode ou méthodologie philosophique pour une nouvelle ontologie.
De l’ontologie à la topologie
Or, sa découverte philosophique n’est pas seulement ontologique, mais également topologique. Il existe un lieu de l’être, qu’il appelle aussi « espace-lumière » (Trías, 1999, p. 283) – sorte de clairière heideggerienne entendue et comme lumière, éclaircie, et comme lieu où se libère, comme ce qui est ouvert, mais également de clairière zambranienne12, ce lieu de révélation de l’être –, qui n’amène pourtant pas à le réduire à un élément extensif substantiel – « L’être de la limite est ce qui est donné (comme don, comme donnée ou donation) dans cet espace-lumière qui est, par rapport au plan onto/logique à travers lequel circule l’être de la limite, son fondement topo/logique »13 (Trías, 1999, p. 296) – : « Accéder à l’essence de l’être de la limite, pénétrer le Cœur battant de la limite originelle, est une tâche que Trías réserve à une science qui, selon lui, est plus basique et plus fondamentale que la métaphysique ou l’ontologie elle-même : la topologie »14 (Pérez-Borbujo, 2005, p. 389). Progressivement, dans une forme d’exode ou d’exil intérieurs et intellectuels, Trías quitte la terre ferme d’une conception ontologique ou plutôt substantielle de l’être, qui considère comme centre de la réflexion métaphysique l’être en tant qu’être, et s’aventure dans les sables mouvants topologiques, de la limite. De la même façon que l’homme est en exil, échappant continuellement à lui-même, l’être est dynamisé et se trouve toujours au seuil, à la frontière, à la limite, comme excentré, fuyant en cela toute fixation extensive et matérialisable.
Dans La razón fronteriza, Trías s’étonne d’ailleurs de l’absence de considération de la limite dans l’histoire de la métaphysique, qu’elle ait toujours été minorée et qu’elle n’ait jamais été considérée comme capitale, voire nécessaire pour penser l’être :
La limite apparaît ici et là ; mais jamais au centre même de l’orientation philosophique. Et elle n’est certainement jamais pensée comme nous essayons de la penser ici, en termes ontologiques et topologiques radicaux. Cette pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs doit donc devenir la « pierre d’angle » de cette construction philosophique. Car c’est une construction, ou plutôt une reconstruction de l’édifice philosophique de la raison, dans son rapport à la réalité, qui adopte la limite comme pierre angulaire particulière. Au lieu de proposer une dé-construction ou une démolition des traditions de pensée philosophiques, on tente ici de les recréer de manière constructive dans et à partir du déplacement de leur pierre d’angle (Trías, 1999, p. 281-282)15.
La limite, la pierre d’angle de son ontologie
La limite trop longtemps méprisée par les bâtisseurs de la métaphysique devient ainsi la pierre d’angle de l’ontologie triasienne. Trías veut donc recentrer la métaphysique sur la limite, presque constitutivement marginalisée, comme il le montre dans l’ensemble de La Razón fronteriza, mais surtout au quatrième chapitre, intitulé « La proposición filosófica » ; ce dernier chapitre se compose de deux sous-chapitres, le premier « Sobre la voluntad de sistema », le second « La proposición filosófica ». Ce second sous-chapitre résume clairement et synthétiquement sa pensée sur la limite, précisément sur l’être de la limite16. Il y formule explicitement ce qui relève d’un manifeste métaphysique ; c’est la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs – la limite –, qui se convertit en socle, fondement, pierre d’angle, en lieu ontologique par excellence pour mieux s’orienter dans l’aventure de la pensée, dans une sorte de revisitation métaphysique ou métabolisation du psaume bien connu de la Bible – « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs/ est devenue la pierre d’angle » (Psaume 117-22) : « IV. 1. Elle n’a jamais été radicalement pensée, ni conçue comme la pierre angulaire d’une aventure et d’une proposition philosophiques. Cette proposition philosophique ne fait que transformer cette pierre écartée, ou à peine prise en compte, ou à peine pensée, en une véritable pierre angulaire. Il est donc proposé ici de penser cette limite comme étant, comme étant elle-même »17 (Trías, 1999, p. 398). La nouveauté et la radicalité de l’ontologie triasienne est de penser la limite comme l’être même.
Pour Trías donc, même si « toute limite est révélatrice d’un manque, de “ quelque chose qui manque ” »18 (Trías, 1999, p. 300), cette carence ou interstice ne sont pas antithétiques à l’être, a contrario. La limite, parce qu’elle n’est pas pleine d’elle-même, est relation, ouverture vers, est « co-relation »19 (Trías, 1999, p. 329). Trías casse ainsi la représentation restrictive et aporétique de la limite ; elle n’est pas une clôture, un mur qui empêche, enferme ou emprisonne, mais elle permet de tracer des frontières, entre des réalités ou espaces différents qui existent de fait, rendant même le topos de l’être réellement habitable :
D’une part, une limite est une restriction, voire une interdiction, une référence à l’espace que l’on ne peut pas franchir, à la frontière qu’il n’est pas interdit de franchir. D’autre part, en remontant au concept latin de limes et en parallèle au terme grec horos (d’où provient le mot “ horizon ”), la limite est un espace qui peut être habité. La limite, en ce sens, est un espace habité, mais relatif, c’est-à-dire en relation avec un autre espace. La limite, pour cette raison même, est positive, non restrictive, mais elle encadre l’espace dans lequel l’être peut être. Ou, pour le dire autrement, la limite contient en elle-même le négatif vers l’extérieur mais le positif vers l’intérieur20 (Segade, 2017, p. 103).
La critique Estela Mateo Regueiro souligne, elle aussi, la spécificité de la pensée triasienne de la limite : « La limite est présentée comme une barrière infranchissable, un véritable encerclement. Trías, au contraire, nous montre la limite comme une barrière que l’on dépasse »21 (Mateo Regueiro et al, 2013, p. 6). Pour montrer que la limite n’est pas intrinsèquement mortifère, mais phénoménologiquement seuil, passage vers un autre topos, Mateo Regueiro ajoute : « Pour Trías, la limite ne renvoie pas à une fin, c’est un seuil où les sphères du fini et de l’infini, généralement refermées sur elles-mêmes, sont en dialectique »22 (Mateo Regueiro, 2013, p. 9).
La topologie des trois sphères
La limite, dans la mesure où elle met en dialectique, où elle ouvre sur autre chose qu’elle-même, sorte de ferment de fécondité, permet le lien, invite à la mise en relation ou correspondance avec des sphères ontologiquement différentes. C’est ainsi que Trías élabore une « topologie des trois sphères »23 (Pérez-Borbujo, 2005, p. 400), qui constitue un « triangle ontologique »24 (Segade, 2017, p. 105). « La philosophie de la limite repose sur trois composantes qui lui sont propres : l’être de la limite, la raison frontalière et les formes symboliques »25 (Trías, 1999, p. 18-20). « Les trois concepts forment métaphoriquement un triangle, de sorte qu’aucun des sommets ne peut manquer pour conserver sa forme. Les trois concepts ont besoin les uns des autres »26 (Segade, 2017, p. 105).
Trías qui est un artisan-poète notamment de concepts philosophiques, invente ainsi, en plus de l’être de la limite, le « concept critique de la philosophie de la limite » (Trías, 1999, note 2, p. 18), qu’il appelle « raison frontalière »27. Selon Trías, cette « raison frontalière » est « une raison qui naît de la réalité limitative qui la détermine et qui, en vertu de sa condition limitative, est radicalement différente d’une conception telle que celle d’une raison absolue ou d’une raison qui se réfère à l’“ infini absolu ” »28 (Trías, 1999, p. 19). Et, là encore, Trías qui ne défend pas l’être en tant qu’être, mais l’être de la limite, critique la raison absolue au profit d’une raison plus humaine, plus ajustée au réel – qui n’est pas sans rappeler la « raison poétique » de María Zambrano, toujours ouverte sur l’altérité et qui existe qu’en tant qu’elle réconcilie les différences, les fait jouer les unes avec les autres harmonieusement. La « raison frontalière » révèle
la fissure ou hiatus (que l’homme est et incarne) entre la physis et le logos (Philosophie du futur), entre le monde et le hors-monde (Les limites du monde), entre la sphère de l’apparaître et la sphère hermétique (Logique de la limite). L’homme […] fait ainsi l’expérience de sa propre condition, de sa propre place en tant qu’être « excentrique » par rapport à l’ordre naturel et à l’espace divin, par rapport au monde et au mystère, […]29. (Martínez-Pulet, 2003, p. 53).
Et le troisième versant incontournable du triangle ontologique de Trías est le « supplément symbolique » ou formes symboliques ; il est ce qui permet à l’invisible, au mystère, d’être nommé, incarné, de prendre une forme, notamment à travers les arts ou la religion, d’apparaître dans ce que Trías nomme « sphère de l’apparaître »30. Car, selon Trías, il existe trois champs ou sphères, la sphère de l’apparaître, celle de l’invisible, qui ont en commun la sphère de la limite :
Dans la terminologie ontologique (topologique) de Trías, ce qui définit la limite, ce sont trois sphères : la sphère de l’apparaître (qui est l’existence présente, la réalité physique et naturelle) et la sphère hermétique (qui est l’arcane) ; entre les deux se trouve la sphère frontalière. […]. La frontière, ontologiquement parlant, n’est pas ce qui sépare l’être et l’entité, mais l’être et le néant. Ce néant est compris comme l’« ombre » de l’être-frontalier. […].31 (Segade, 2017, p. 103-104).
De concert
Enfin, cette question de la limite n’est pas un questionnement exclusivement métaphysique. La pensée de Trías, si elle délimite ou conçoit les limites de l’être, propose une vaste méthode de l’ouverture, nous le disions, qui cherche à faire tomber les frontières hermétiques et infranchissables, bâties par une pensée endurcie et endurcissante, entre ce qui apparaît et ce qui est mystérieux, entre ce qui est et ce qui n’est pas, entre la philosophie et l’art, particulièrement la musique. Ainsi, de la même façon que la limite de Trías met en relation le domaine de l’apparaître et de l’invisible, de même Trías cherche la réconciliation entre la métaphysique et l’esthétique, la philosophie et l’art, à penser leur relation. Sa philosophie de la limite est même une métaphysique esthétique (Pérez-Borbujo, 2005, p. 29). C’est le titre du chapitre XV de La otra orilla de la belleza. En torno al pensamiento de Eugenio Trías : « La philosophie de la limite comme “ métaphysique esthétique ” »32 (Pérez-Borbujo, 2005, p. 399). Selon Trías, l’art permet de mieux parvenir à la vérité car les symboles auxquels il recourt vont au-delà des concepts abstraits. Le symbole permet à l’idée et au réel de s’incarner. L’art est le vecteur le plus adéquat vers l’être, un pont vers lui ; il relie le fini et l’infini, le visible et l’invisible, le sensé et l’insensé, l’être et le néant. Comme le souligne Pérez-Borbujo, « sa pensée fait fraterniser Beauté et Vérité, Symbole et Idée »33 (Pérez-Borbujo, 2005, p. 434). « Le philosophe, dominé par une passion érotique, amoureux de la Sagesse, doit concilier vérité et beauté »34 (Pérez-Borbujo, 2005, p. 435). Ainsi, en élaborant une philosophie de la limite, ce que Trías cherche à façonner, en héritier étonnant du Platon du Timée, ce ne sont pas des clôtures, ni des carcans qui cloisonnent, mais une philosophie fraternelle au sens où les notions qu’il aborde, les arts, les hommes, ne sont pas atomisés, les uns face aux autres ou même à côté des autres, mais mis en lien, en relation, malgré leurs différences intrinsèques qui prennent de la saveur, du pigment et de l’épaisseur, en jouant de concert.