Max WEBER et Wolf FEUERHAHN. Qu'est-ce que les sciences de la culture ? (France) : [s. n.], 2023. 536 pages. ISBN 978-2-271-14532-1
On connaît surtout de Max Weber (1864-1920) L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme1, ensemble d’écrits sur les liens entre religion et économie, considéré comme une des œuvres clés de la sociologie des religions. Cependant, à travers la traduction d’articles inédits de Max Weber sous le titre Qu’est-ce que les sciences de la culture ?, Wolf Feuerhahn, historien des sciences au CNRS, (centre Alexandre-Koyré) et spécialiste de l’histoire de l’organisation des savoirs en Europe (XVIIIe-XXIe siècles), donne à voir un autre domaine de la pensée wéberienne, celui de la réflexion méthodologique sur les sciences de la culture et de l’histoire en particulier. A travers les trois articles présentés, qualifiés de textes de logique et de méthodes, et leur mise en perspective, Wolf Feuerhahn analyse la construction de la pensée épistémologique wébérienne en contexte et de façon dynamique.
En effet, l’intérêt du travail de Wolf Feuerhahn est, outre le fait de traduire des écrits inédits de Max Weber, d’envisager une approche globale de ces textes dont il définit l’objectif de la façon suivante : « proposer une lecture historique de l’émergence des réflexions wébériennes » (p.14). Celle-ci diffère d’autres lectures de Max Weber en cela qu’elle se veut dénuée des biais de lectures précédentes, biais variables au cours du XXe selon les écoles de pensée dont elles émanent. On peut citer parmi les plus connues celles de Raymond Aron dans le cas des œuvres de sociologie politique telles que Le savant et le politique2 dont ce dernier a rédigé l’introduction pour la traduction française citée précédemment.
L’introduction de l’ouvrage (p.27-228) illustre parfaitement la volonté de Wolf Feuerhahn de donner par une approche historique tout leur sens et toute leur portée aux articles regroupés sous le titre Qu’est-ce que les sciences de la culture?. L’époque durant laquelle écrit Max Weber est une époque de bouleversements. En premier lieu, l’Allemagne n’est Allemagne que depuis peu et dans le contexte de la construction du jeune Etat-Nation, la fusion menée par Guillaume II et par Otto von Bismarck, son chancelier, bouleverse l’organisation territoriale allemande en réunissant sous un même drapeau des régions culturellement très différentes et dont les universités portent des courants d’idées contradictoires. Enfin, le tandem Otto Von Bismarck / Guillaume II accélère l’entrée de l’Allemagne dans la Révolution Industrielle, et cette course au progrès remet en cause la primauté des humanités par l’intérêt croissant porté aux sciences aujourd’hui dites dures ou exactes et appelées alors sciences de la nature. Cette double dynamique est à l’origine de l’exacerbation des conflits théoriques entre universités quant à leur choix méthodologiques dans le domaine des humanités et leur positionnement vis-à-vis des sciences de la nature.
Les articles inédits ici traduits s’inscrivent dans un conflit méthodologique dont le point de départ est la parution en 1891 de l’ouvrage de Karl Lamprecht (1856-1915), Histoire allemande, qui a pour ambition d’écrire l’histoire différemment. Il critique l’approche à son sens restrictive de l’histoire politique pour proposer une histoire culturelle articulant histoire politique, territoriale mais aussi démographique et migratoire dont l’aboutissement serait une histoire allemande globale. Il propose donc une histoire qui se fonde sur la psychologie des peuples et non sur celle des individualités et que Max Weber critiquera car, selon lui, Karl Lamprecht applique aux phénomènes historiques le principe de causalité psychologique. Ce dernier fait école au sein de l’Université de Leipzig. Par la suite, certains de ses disciples vont jusqu’à parler d’ « esprit du peuple » (Volksgeist) pour expliquer le sens de l’histoire. Dans le cas particulier de Wilhelm Mundt (1832-1920) l’histoire s’écrit selon une logique de croissance de l’énergie psychique et donc le développement des sociétés dites « civilisées » s’explique par un ensemble de lois globales le conditionnant a priori, et allant donc inexorablement vers une amélioration de l’époque suivante par rapport à celle qui la précède.
Dès sa parution en 1891, l’ouvrage de Karl Lamprecht suscite la controverse et déclenche de vives réactions au sein des universités du Sud-Ouest allemand, région plus libérale politiquement et où la montée en puissance des sciences dures appuyée par les besoins d’une industrie en pleine croissance, oblige les humanités à se questionner sur la logique et la méthode pour asseoir leur légitimité et leur différence. C’est au sein de cette communauté intellectuelle à laquelle appartient Max Weber que se construit la remise en cause de la validité méthodologique de l’Histoire Allemande de Karl Lamprecht. Il faut souligner ici le rôle de Heinrich Rickert (1863-1936), enseignant à l’Université de Fribourg et son influence sur Max Weber. En effet, à l’inverse de Karl Lamprecht, Heinrich Rickert souhaite scinder autant que faire se peut sciences dures et sciences de la culture dont fait partie l’histoire et pour laquelle il souhaite définir une méthodologie propre centrée autour des individualités et permettant de montrer en quoi une évolution est le résultat d’un faisceau de causes.
Cette querelle méthodologique se poursuit à travers la rédaction d’ouvrages, de leurs compte-rendus supports de critiques virulentes, d’articles, que Max Weber lit. Cependant ce n’est qu’à partir de 1903 que Max Weber affirme un avis tranché dans les trois articles regroupés sous le titre, Roscher et Knies et les problèmes logiques de l’économie politique historique (1903-1906) (p.229-444) et largement commentés, explicités au sein de l’introduction de Wolf Feuerhahn. A travers la critique du travail de Wilhelm Roscher (1817-1894) recruteur de Karl Lamprecht à l’Université, et celle de Karl Knies (1821-1898) dirigé par Wilhelm Mundt, disciple de Karl Lamprecht, c’est donc bien à une école de pensée et à sa méthode historique qu’il s’en prend. La première critique concerne l’absence de rigueur dans la définition d’une quelconque méthode historique. Ensuite, Max Weber élargit la portée de cette critique d’abord centrée autour de l’économie politique historique pour envisager une proposition méthodologique pour l’histoire en tant que science indépendante. Contrairement à Karl Lamprecht et ses disciples, Max Weber refuse une construction de l’histoire en concept et analysée en tant qu’abstraction pour en dégager des lois générales mais au contraire comme une réalité singulière et concrète qui grâce à un processus de sélection au sein d’une réalité perçue empiriquement comme multiple permet de dégager l’individualité des phénomènes historiques.
Les trois articles regroupés sous le titre, Roscher et Knies et les problèmes logiques de l’économie politique historique (1903-1906) (p.229-444) définissent cette position méthodologique et logique que Max Weber occupe au sein de la controverse sur la définition de l’histoire en tant que science de la culture. Max Weber y précise les termes de la nécessaire « scientificité » de l’histoire qui ne peut émerger qu’avec une claire définition de l’objectif recherché. Max Weber y prend aussi ses distances avec le matérialisme historique et son conditionnement absolu de l’histoire à l’économie à l’époque de la montée en puissance du national-socialisme allemand dans la vie politique. Mais ce n’est pas tout, Max Weber précise aussi dans ces articles la nécessité d’éviter tout jugement de valeur lors de la réflexion sur l’histoire et donc d’éviter une lecture religieuse de l’histoire. Afin de les rendre intelligibles, les articles sont présentés avec les notes de travail de Max Weber, ainsi que les notes apportant les commentaires de l’éditeur et du traducteur.
La dernière partie Textes, notes, correspondances (1897-1905) (p.448-516) témoigne elle aussi de la volonté de Wolf Feuerhahn de mettre en contexte et de donner les clés d’une meilleure compréhension de ces textes. En effet, elle apporte un éclairage original en présentant l’évolution de la pensée de Max Weber à travers d’autres types d’écrits, majoritairement des lettres dont il est l’auteur sur la période qui correspond à la rédaction des articles précédemment traduits et largement commentés dans l’introduction. Á cet effet les textes sont présentés en respectant leur chronologie. Les lettres montrent l’élaboration de sa pensée à travers les échanges avec ses proches ainsi que l’imbrication très forte entre personnel et privé dans le cheminement intellectuel de l’auteur.
Le travail d’édition des articles inédits de Max Weber regroupés sous le titre Qu’est-ce que les sciences de la culture, ici mené par Wolf Feuerhan, traduit le parti pris exigeant de ce dernier et son souci de clarté méthodologique. Il permet ainsi de comprendre la pensée de Max Weber et celle du lien avec le contexte dans lequel elle émerge. Et en soulignant à travers l’exemple de Max Weber l’importance de la définition des objectifs de la recherche, de son inscription dans un champ disciplinaire et donc des exigences méthodologiques qui en découlent, Wolf Feuerhan s’inscrit dans le très actuel débat sur l’intégrité scientifique et ses enjeux pour la recherche.