Alphonse le Sage et la construction de la légitimité juridique au XIIIe siècle1
Le point clé de ce travail est d’appréhender le livre de droit comme un bien inviolable. J’ai décidé de mettre en évidence un sujet bien connu dans le cadre du phénomène particulier que j’analyse : la relation entre le multiple et l’un. Cela implique que le fondement philosophique, pour ainsi dire, occupe une place centrale dans le discours juridique médiéval castillan. C’est-à-dire qu’il existe une relation de dérivation par affinité. Cette assimilation dans le discours juridique génère un double mouvement. D’une part, le discours philosophique est modifié pour s’insérer dans la compilation juridique et, d’autre part, le discours juridique lui-même est modifié par la présence de cet autre registre discursif.
Cette affinité est ce que Weber appelle l’affinité élective, où « deux formes culturelles (religieuses, intellectuelles, politiques ou économiques) entrent, sur la base de certaines analogies significatives, ou affinités de sens, dans une relation d’attraction et d’influence réciproques, de sélection mutuelle, de convergence active et de renforcement mutuel » (Löwy 103). Le point qui m’intéresse le plus dans ce phénomène est l’appréhension de l’âme comme objet juridique. Cette juridification de l’âme est le grand mouvement que fait le droit pour inclure la théologie en son sein et constitue un phénomène central de la synthèse médiévale de la pensée politique2.
Dans cet article, je parlerai de la façon dont le texte juridique des Siete Partidas (=SP) du roi Alphonse X de Castille auto-institue le livre de droit comme une loi inviolable. Lorsque j’évoque le livre de droit, je ne parle pas du livre en général, mais bien de l’œuvre elle-même en tant que loi inviolable. C’est-à-dire son statut de principe constitutionnel (sans l’être jamais vraiment) pour le droit castillan. Mon approche suppose un regard à la fois synchronique et diachronique sur le contenu du texte, mais aussi sur la place que les Partidas occupent dans l’histoire espagnole. Pour ce faire, il sera tout d’abord nécessaire de passer en revue l’histoire matérielle des SP. La deuxième partie sera consacrée à l’exposé des postulats théoriques de mon approche. Enfin, je présenterai les actions instituantes associées au livre de lois Alphonsine.
Alphonse X, mens auctoris des Siete Partidas, a régné en Castille entre 1252 et 1284. Son règne a été marqué par deux faits d’importance. D’une part, l’élaboration d’un projet de réforme juridique et politique et d’autre part une d’ambition impériale. L’unification juridique du royaume avait déjà commencé sous le règne de son père, Ferdinand III. L’ambition impériale, que l’on désignait alors son un nom spécifique, celui de « fecho del imperio », était toutefois le fait d’Alphonse X lui-même. Cette ambition pour le trône du Saint Empire s’explique aisément : même si, de fait, l’accession était élective, l’appartenance à l’une des grandes maisons du XIIIe siècle était une condition préalable pour devenir empereur du Saint Empire romain germanique. Or, du côté de sa mère, Alphonse descendait de Frédéric I, une ascendance qu’il n’a pas manqué de mettre à profit. Le nombre d’œuvres culturelles et politiques réalisées sous le règne du roi castillan est important : œuvres historiographiques, poétiques, juridiques, légales, scientifiques et bien d’autres encore.
Dans cet océan de productions culturelles, les Siete Partidas, texte juridique par excellence du règne d’Alphonse X, a eu une existence continue du XIIIe siècle au XXe siècle grâce à son utilisation dans des compilations ultérieures qui ont stabilisé, promulgué, édité, réédité et commenté le texte d’Alphonse X par le biais de gloses. Au sein de ce parcours, la stabilisation consécutive à la promulgation dans l’Ordenamiento de 1348 d’Alphonse XI, sanctionné aux Cortes de Alcalá, l’édition de 1491 (qui parut avec une glose posthume en 1501, après la mort de son éditeur Díaz de Montalvo en 1499) et l’édition de 1555 de Gregorio López constituent les trois premiers jalons essentiels de la grande histoire matérielle du texte. Plus tard, il y aura des rééditions aux XVIIe, XVIIIe, XIXe et XXe siècles, associées à diverses crises et besoins de la monarchie espagnole. Parmi elles, 1969 et 1974/75 sont les derniers points importants de ce parcours, lorsque le dictateur Francisco Franco établit la succession du futur roi Juan Carlos. Dans cette édition, les Partidas ont été sanctionnées pour la dernière fois par une loi d’accompagnement spécifique.
C’est pourquoi, avant de définir mes hypothèses théoriques, je ferai un bref excursus sur cette histoire matérielle de SP.
Les Siete Partidas ont constitué un repère dans l’histoire politique de la monarchie castillane du XIIIe au XXe siècle. Leur histoire textuelle, leur tradition manuscrite et leurs éditions en ont fait une œuvre complexe à analyser. Rédigées entre 1256 et 1284, elles ont connu, pour autant que l’on sache, trois rédactions successives (Craddock 418). Au moment de la mort du Roi Sage, la dernière rédaction était encore en cours et les premières lois d’un autre texte, le Setenario (la dernière œuvre d’Alphonse X), pourraient être une refonte de la Primera Partida3. Au XIVe siècle, la prolifération des manuscrits est notable, ce qui s’explique par l’incorporation des SP dans l’Ordenamiento de Alcalá de 1348, sous le règne d’Alphonse XI. Le texte des Partidas n’a pas seulement été promulgué à cette occasion, mais aussi « édité », comme l’indique l’Ordenamiento lui-même : « nos mandamos las [refiere a las leyes de SP] requerir et conçertar et emendar en algunas cosas » 4. Des choses similaires ont été faites dans l’édition de 1491, réalisée par Díaz de Montalvo à la demande des Rois Catholiques, ainsi que dans l’édition de Gregorio López de 1555, dont Jeanne d’Autriche fut mécène. Montalvo déclare dans son prologue que « “[...] las dichas leyes de las partidas por viçios de los escriptores no estauan corregidas y en muchos libros dellas algunas leyes se fallauan viçiosas deseando el seruiçio de sus Altezas acorde de conçertar poner e copilar las dichas partidas en un volumen »5. López fournit semblable définition dans sa glosa ad verbum libro (P. 1.1. 19) avec l’utilisation du cliché de la pauper humanitate:
Ego homunculus ita depravatos reperi in litera libros istos Partitarum, quod in multis locis deficiebant integrae sententiae et in multis legibus deficiebant plures linae, in ipsa contextura littera e multa mendositates, ita quod sensus colligi non poterat, in multis una littera [...]6.
Enfin, les diverses rééditions de ces éditions, qui comportaient des modifications allant au-delà de celles que le simple processus d’impression pouvait apporter aux différents tirages, s’ajoutent aux tentatives d’édition avortées d’autres juristes de l’époque, ce qui complique encore l’abord de leur tradition complexe7. Nous laissons de côté dans cette introduction l’édition de la Real Academia de 1807 et ses quatorze rééditions, l’utilisation des SP (version de López) au cours du XXe siècle par les tribunaux franquistes, ainsi que leur utilisation jusqu’au XIXe siècle dans quelques États des États-Unis influencés par l’Espagne, tels que le Texas et la Louisiane (également version de López).
Ce résumé de l’histoire textuelle de SP permet de commencer notre analyse avec la certitude que le texte alphonsin constituait un point clé dans la rhétorique juridique et culturelle de la monarchie castillane de la fin du Moyen Âge et qu’il constitue encore, au début de l’époque moderne, un texte de référence. D’autant plus si l’on tient compte de son statut de loi en vigueur, même si elle n’est que troisième dans l’ordre de préséance (comme établi par l’Ordenamiento de Alcalá). En fait, c’est cette condition même de droit supplétif qui a permis sa présence constante, comme l’explique Jesús R. Velasco « con respecto al carácter regente de la ley: su carácter supletorio que, sin embargo, pone en todo momento de relieve los conceptos sobre los que se fundamenta la jurisdicción monárquica, el concepto mismo del poder central del rey en relación con la ley » (Rodríguez Velasco 2010 : 126).
Ces éléments nous permettent de comprendre non seulement la complexité de l’objet, mais aussi - je l’espère - la perspective méthodologique que je vais essayer de déployer ci-dessous. En ce sens, l’absence d’une édition critique selon les paramètres scientifiques modernes a été dénoncée ad nauseam et, bien que les travaux aient été nombreux, les résultats généraux montrent aujourd’hui une sorte de frustration pour ceux d’entre nous qui espèrent satisfaire ce besoin ecdotique8. Face à cet état de fait, il semble à première vue y avoir peu de pistes satisfaisantes. Cependant, la possibilité d’étudier les SP exige d’élargir la perspective à de nouveaux horizons et de les considérer non plus seulement comme un objet d’étude, mais bien comme un domaine en soi, domaine dans lequel les limites temporelles deviennent secondaires, sans pour autant disparaître complètement. Jesús Rodríguez Velasco a affirmé la nécessité de considérer la « funcionalidad jurñidica y política de las producciones de presencia » et démontre que « las Partidas han resultado un instrumento jurídico y político esencial dentro del dispositivo monárquico para crear la presencia física del cuerpo real a través del cuerpo jurídico » (Rodríguez Velasco 2010 :101). Par conséquent, comme je l’ai proposé dans Le discours du roi, les Partidas doivent être étudiée comme un « discurso en marcha » qui ne peut être réduit à ses seules manifestations synchroniques, mais qui contemple, au contraire, son déroulement diachronique (Panateri 2017 : 233)9.
Il est temps de passer aux postulats théoriques qui sous-tendent ce travail. Le concept juridique d’indisponibilité doit être compris comme une condition accordée à certains objets et/ou personnes. En termes classiques, on pourrait dire que cette indisponibilité fait sortir un bien déterminé de la sphère du commerce (Thomas 2002 : 1432). Cette condition implique donc qu’un bien est inaliénable. Ce dernier concept correspond davantage au domaine du droit commercial et ne m’intéresse pas dans le cadre de cet article. Toutefois, cette indisponibilité est le résultat d’une décision juridique et non de la reconnaissance d’un caractère naturel présent dans la chose elle-même. Pour clarifier mon utilisation du terme indisponible, je dois donc me référer à un concept proche, celui d’inviolabilité. La déclaration juridique d’inviolabilité définit qu’une chose inviolable est une chose sacrée. En termes simples, l’inviolable n’appartient qu’à lui-même et est interdit aux autres (Thomas 1998 : 95). De la même manière, l’inviolabilité détermine la condition d’indisponibilité d’un objet (ou d’une personne). Ainsi, un bien peut être légalement défini comme indisponible et déterminer qu’il n’est pas soumis au libre usage d’un être humain. Cette définition se réfère à la distinction des biens proposée par Gaius, qui est récupérée dès le XIe siècle par les juristes et les glossateurs pour être appliquée aux biens de la couronne et de l’église principalement, mais aussi dans les questions d’usage. Cette réception apparaît clairement chez le canoniste du XIIIe siècle Sinibaldo Fieschi, plus connu sous le nom d’Innocent IV, et constitue la base du développement que Johannes Andreae (c. 1270-1348), Bartolo de Sassoferrato (c. 1313) et Baldo d’Ubaldis (XIVe siècle) ont fait dans leurs gloses pour définir la dignitas10, concept auquel s’articule la théorie politique monarchique du début et de la fin du Moyen Âge (Kantorowicz 1997 :96). Les SP elles-mêmes se basent sur ces postulats pour définir les objets de l’église et de la couronne comme ceux auxquels personne n’a accès. De même, sur cette abstraction juridique d’origine romaine, Partidas établit l’idée que les objets appartenant au roi doivent être « guardados » (gardés) comme la personne royale elle-même (P. 2, 17, 1)11. Enfin, je voudrais ajouter une nuance. S’agissant d’un texte juridique, il convient de distinguer les concepts associés : Inviolabilité et dignité, car tous deux sont fondamentaux pour l’indisponibilité. Le premier est généralement associé aux lois (mais pas seulement), tandis que le second est lié à la personne ou à l’objet qui confère la justice ou l’ordre. Ainsi, l’idée avancée ici est que le livre de lois alphonsin possède cette double qualité, il contient des lois (inviolables) et, de plus, ces lois sont anthropomorphisées dans sa personne (Rodríguez Velasco 2010 : 112), qui possède la dignité. Dans cette configuration analytique, je comprends le livre de droit alphonsin dans sa construction comme dans son caractère matériel comme un bien indisponible en soi, étantde ce fait la configuration textuelle et le configurant juridique de la monarchie castillane.
Il est important de comprendre que la condition matérielle complexe de la transmission des SP implique l’impossibilité de se référer à la présence d’une œuvre particulière qui reste inchangée dans le temps ; nous devons la considérer comme un « proceso incoativo » (Rodríguez Velasco 2010 : 98). Une façon de comprendre ce phénomène est la distinction barthésienne entre œuvre et texte, dans laquelle l’œuvre est un fait matériel calculable, durable et concrète, le texte est quelque chose qui appartient au mouvement, que l’on peut parcourir et peut englober plusieurs œuvres. Suivant ce dernier postulat, je propose l’étude d’un objet juridique spécifique qui permet de rendre compte d’une fonction sociale et politique du discours alphonsin, qui est le lieu dans lequel le texte est soutenu. Il s’agit d’une analyse du discours juridique alphonsin et de ses relations avec la construction institutionnelle du droit comme une tradition textuelle et non une histoire du droit au sens doctrinal du terme. La perspective que je présente ici implique une philologie juridique, où l’analyse matérielle permettrait de comprendre les notions inscrites dans les mots et, plus encore, dans les formules qui passent d’une œuvre à l’autre. Ces mots et formules varient et ont des alternatives qui peuvent être plus ou moins éloignées des termes « originaux ». Dans une approche générale pour le traitement des œuvres juridiques, on peut affirmer que cette voie nous permet de décoder « archéologiquement » le texte continu qui est, dans ce cas, le discours juridique lui-même, soutenu par des mots, des concepts ou des idées (Thomas 1999 : 11-12). En guise de clarification finale, la proposition avancée dans cette étude nous permet de nous appuyer sur diverses œuvres qui correspondent à ce qui fut un projet juridique et culturel alphonsin au XIIIe siècle, mais qui se constitua comme une loi effective à partir de 1348 au sein de l’Ordenamiento de Alcalá d’Alphonse XI. De même, cette condition de projet, qui caractérise les Partidas, rend nécessaire l’analyse de différents ouvrages juridiques d’Alphonse X, tels que l’Espéculo ou le Fuero Real, afin de tenter d’appréhender au mieux le discours qui a été conçu au XIIIe siècle. Cette étude se fonde sur la nécessité de comprendre la fonction du discours d’Alphonse en tant qu’élément constitutif d’une normalité juridique entre le Moyen Âge et la modernité de la péninsule12. Par conséquent, je me référerai aux actions instituantes associées au livre de lois. Je vais axer la proposition sur deux aspects. D’une part, la dimension juridique qui nous permet de comprendre le livre, en tant qu’objet, comme un bien indisponible et, par conséquent, un élément articulateur de ce discours politique médiéval ainsi que sa place dans chaque processus de normalisation, de promulgation, de copie ou d’édition. D’autre part, la capacité constitutive textuelle de la compilation médiévale, en soulignant les particularités qui ont fait des Partidas un jalon réussi au sein de la dynamique juridique européenne. J’utilise le terme de compilation pour indiquer que je suis l’approche définie par Georges Martin (1997). Ce travail explore, avec une volonté systématique et illustrative, les étapes constitutives de la compilation comme nouveau produit discursif médiatisé par une pratique concrète. Je fais également référence aux changements survenus dans la tâche de compilation entre le haut et le bas Moyen Âge, suivant Guenée et son historicisation du concept de compilation (Guenée 1985). Enfin, concernant la distinction entre sapientiel et légaliste, j’ai proposé une brève étude qui permet de comprendre ces concepts, en partie propres à la tradition juridique alphonsine (Panateri 2021).
Mon positionnement théorique implique de comprendre l’œuvre juridique non seulement comme un processus continu qui intègre un mélange de registres et de concepts à mi-chemin entre légalisme et sapientialisme, mais aussi comme une unité cohérente avec des objectifs énonciatifs prédéfinis à la pratique de la compilation. SP s’appuie donc sur divers éléments pour former un texte qui n’est ni unique ni « commun ». Ainsi, la synthèse et la subsomption du droit romain et du droit canonique, ainsi que du versant féodal et du théologique, ont contribué à la démarcation textuelle d’un grand projet royal qui a donné lieu à un texte qui se prévaut d’une forme d’originalité dans la mesure où il ne fait que de rares références à ses sources discursives. La complexité de l’œuvre réside dans sa réécriture constante, et celle-ci s’explique par le fait qu’elle participe à un projet plus vaste, non seulement de réforme juridique, mais aussi d’établissement, dans le domaine politique, d’un pouvoir symbolique et concret à travers la légitimation que suppose la production législative. De cette façon, elle n’incluait pas seulement une dimension juridique qui impliquait l’unification des critères sous un seule ratio destinée à la résolution des conflits, mais contribuait aussi à l’établissement d’une posture politique centrale dans laquelle l’image du pouvoir royal était directement en jeu et fournissait, à son tour, un symbolisme qui aidait à construire des politiques concrètes plus efficaces (Panateri 2017 : 23-24).
Le juriste Paullus, dans ses Commentaires sur la loi Cincia, affirme que l’on agit contre la loi quand on fait ce que la loi interdit et que commet une fraude celui qui, s’appuyant sur l’énoncé de la loi (sa lettre stricte), en détourne le sens13. De même, Ulpien, dans le livre IV des Commentaires sur l’édit du préteur, affirme que la fraude est le fait de ne pas empêcher l’application d’une mesure prise alors que la loi n’en a pas l’intention. Ces passages donnent une définition de la loi dans son état le plus pur : c’est-à-dire qu’elle se caractérise par les attaques dirigées contre elle (Thomas 2011 :87). La loi, objet d’inviolabilité dans le texte romain, ne peut être contredite sur aucun flanc possible. Sa clé est la sanction. En ce sens, elle ne nécessite pas nécessairement une structure conditionnelle qui subordonne la sanction à un acte. Au contraire, ce qui prime, c’est la prescription grâce à laquelle on peut établir a posteriori une autre exhortation qui devient la conséquence de l’action interdite. En d’autres termes, il y a deux temps de l’action : la prescription, d’une part, et la sanction résultant de la transgression, de l’autre. Par conséquent, ce n’est pas l’infraction elle-même qui est punie. Au contraire, ce qui est puni est un événement hors prescription. Ainsi, l’action intentée contre la loi, contre sa sanction, vient de l’extérieur. Elle n’est pas incluse dans le texte législatif comme dans un tableau de correspondances entre causes et conséquences, mais sanctionne le principe qui ne doit pas être violé.
Dans la construction du droit, que ce soit dans la Rome antique ou aujourd’hui, c’est la règle de la coercition qui sécurise le comportement par l’exercice de la violence ou la menace de son utilisation. À Rome, les deux éléments étaient séparés. Bien que complémentaires, elles étaient distinctes. D’une part, il y avait l’impératif légal. D’autre part, il y avait l’exigence d’inviolabilité. Cette formule permettait de sanctionner tout comportement contraire à la loi dans son état. Ainsi, la sanction était présentée comme une interdiction générale et abstraite des exhortations à la violation des lois et non comme une conséquence de l’acte envisagé en termes juridiques. L’auteur de l’infraction s’opposait à la condition juridique même qui soutenait cette loi et non pas à cette seule loi. Ainsi, le transgresseur se place en dehors du cadre légal qui soutient l’ordre. Le principe d’inviolabilité sous-tend et permet le fonctionnement du droit et est essentiel pour conférer un statut juridique. Au sens strict, l’inviolabilité est indépendante de telle ou telle loi et s’établit comme une garantie qui assure la reproduction du système juridique lui-même.
L’idée d’inviolabilité avait un caractère facilement assimilable à celui de sainteté. Il avait le même caractère à Rome. En fait, l’inviolabilité était métaphoriquement associée au sanctum. C’est-à-dire à ce dont la violation ne peut rester impunie (« ut violari sine poena non possit » [Festus 278]). Cette barrière sainte et protectrice était assimilée au mur par Cicéron. À travers l’histoire de la fondation du pomerium, le monde de la dogmatique romaine a proposé un aspect essentiel du phénomène : une réminiscence à la fondation de l’espace civil (Thomas 2011 :92). Par cette consécration au moyen de sa sanction, la loi devient sancta. Un tel état ne se trouve pas dans la chose elle-même, mais est un effet de son institution. Ainsi, en vertu de son caractère sacré, sa corruption est évitée. De même, la protection de cette sanctitas n’est pas définie comme une action évidente, mais fait partie de la décision du législateur. La volonté formelle qu’elle soit inviolable et protégée, incapable d’être changée ou échangée, c’est-à-dire indisponible, est soustraite à l’accès général.
Avant de poursuivre, je dois exposer les différences entre les lois inviolables et les matières inviolables. Parmi les trois lois possibles (parfaite, imparfaite et moins que parfaite), je vais me concentrer sur les lois parfaites. C’est le nom donné aux lois qui s’imposent d’elles-mêmes et qui ne nécessitent pas l’aide de la coercition. À ce titre, tout acte contraire à celles-ci est nécessairement nul et non avenu. Les règles ainsi établies sont intangibles et donc impossibles à nier. Cet arsenal législatif possède une sorte d’automaticité : ce qui nie la loi est immédiatement nié. La théorie juridique de la nullité par le biais de la fiction d’inexistence est fondée sur cette formule. Ce qui s’oppose à la loi est juridiquement inexistant et, par extension, sans effet dans le monde. Ainsi, ces actes contraires subissent une qualification négative lorsqu’ils portent atteinte à l’efficacité de la loi. Cette perfection normative est ce qui lui permet d’annuler ce qui lui résiste ou cherche à la diluer, atteignant ainsi une forme de plénitude dans la mesure où rien ne peut diminuer sa capacité performative. Même la loi parfaite peut annuler rétroactivement ce qui la contredit. En résumé, c’est l’essence même de l’inviolabilité juridique et du principe de nullité. Alors que les lois imparfaites ont besoin d’un élément extérieur pour annuler le fait - la violence, ou les lois moins que parfaites, qui n’annulent pas le fait et se basent sur le même principe extérieur pour fonctionner -, les lois parfaites s’imposent avec la puissance de la réalité face aux faits qui les violent en raison de leur condition instituée et instituante. Ce principe d’inviolabilité maintient la condition du livre de droit comme un bien indisponible.
Sur la base de la définition conceptuelle ci-dessus, il est possible d’analyser la manière unique et originale dont le discours juridique alphonsin crée un « espace de certitude » à partir de la parole juridique, qui soutient l’ordre social de son projet14. Cet espace est défini comme « la construcción teórica y conceptual de carácter filológico y textual dispuesta por el legislador para intentar controlar los distintos conceptos relacionados con la palabra legal, su estatuto institucional y su hermenéutica jurídica, moral y cultural » (Rodríguez Velasco 2006 :425). L’étude du droit médiéval nous permet de comprendre ce qui était proposé comme certain, souhaitable ou possible. Cela met en évidence l’nécessité du regard technique sur l’objet, sans pour autant abandonner les conditions historiques de ses changements. En réalité, je souligne l’innocence d’une conception qui prétend contempler « le réel » à travers le discours sans observer le caractère technique du discours juridique15. De même, malgré sa négation, le droit a, dans toutes ses variantes, des effets concrets qui agissent sur la société à un moment donné et par son intermédiaire. Cette opération doit guider toute lecture du droit. Le droit fonde ses postulats sur la rupture du lien entre la nature et l’humanité. C’est à partir de cette séparation que se constitue le social. La séparation entre l’être et le devoir-être est une question cardinale pour l’ordre social. Le droit révèle cette opération constitutive de l’être humain. Le discours juridique alphonsin possède ce pouvoir. Cependant, la « rupture » qu’opère le discours des SP n’échappe pas à son époque. En ce sens, il n’y a pas de « révolution » dans la pensée qu’elles proposent, mais une tension. Cette tension laisse entrevoir un processus historique dont les protagonistes sont la monarchie et l’aristocratie. De plus, ce processus n’était pas conscient, automatique, linéaire ou nécessaire. Ce conflit entre la monarchie et l’aristocratie incluait le roi comme garant d’une société qui était à la fois garante et constructricede nouvelles catégories et opérations qui la contredisaient. Ce panorama doit être compris à partir des absences qui mobilisent les moments créatifs du discours juridique.
Dans le discours juridique alphonsin analysé ici, il y a un concept de base : l’unité, qui implique que tout soit abordé à partir de l’idée de rationalité16. La rationalité est définie par la loi comme une pratique permettant de distinguer le bien et le mal. Cette distinction correspond à l’opposition entre le multiple et l’un. Toutefois, il ne s’agit pas du bien et du mal en soi (bien qu’il soit présent, non inscrit dans la nature mais dans les faits), ni de la paire ami/ennemi qui définissent la conscience morale.
Il faut revenir aux textes pour comprendre comment ces questions apparaissent dans la prose juridique alphonsine :
Fuero de España antiguamiente en tiempo de los godos fue todo uno. Mas quando moros ganaron la tierra perdieronse aquellos libros en que eran escriptos los fueros. E despues que los cristianos la fueron cobrando, asi como la yvan conquiriendo, tomavan de aquellos fueros algunas cosas segunt se acordavan, los unos de una guisa e los otros de otra. E por esta razon vino el departimiento de los fueros en las tierras. E comoquier que el entendimiento fuese todo uno. (Espéculo 5, 5, 1).
Si j’examine l’ordre du discours, on comprend mieux la conception alphonsine. Le début de la citation révèle un désir ardent qui fonctionne comme une force motrice pour l’action. Cette action, qui conduit nécessairement à la compilation juridique, vise à la restitution et à la restauration d’une unité perdue. La compilation juridiqueest celle que nous avons sous les yeux, selon ce que suggère la narration. Ainsi, l’enarratio historique a pour origine une séparation avec la conception juridique qui détermine la perte. Il n’y a pas d’opposition, mais une nuance qui permet la dispersion et qui va permettre de modifier la capacité de production de la loi qui sera ensuite associée au roi. « L’élégie » qui s’y exprime n’est pas triste, car la réponse à l’ubi sunt est rapide et a des implications terrestres. Les Goths apparaissent, mais aussi le livre, avec plus d’insistance grâce à l’utilisation de la répétition. L’accent est mis non pas sur l’action des Goths, mais bien sur la perte du livre, qui représente non seulement l’unité, mais la constitue également, puisqu’il la contient. Cette unité est le livre de lois17.
Le fait relaté dans le texte d’Alphonse X ne concerne pas la perte du livre en soi, mais le retour à un état social pré-juridique. Dans la construction discursive alphonsine, la multiplication n’impliquait pas la reproduction de la raison, mais son abandon au profit de la volonté ou du pouvoir individuel pour la résolution des conflits. C’est donc la multiplicité qui constitue l’élément de crise dans ce discours. Derrière cette multiplicité se trouve l’homme en tant que mesure de la nature. Une nature associée à un mode de vie non constitué, c’est-à-dire non social. La multiplicité ne fait pas non plus référence à l’idée de la nature comme expression de Dieu, telle que décrite dans l’adage médiéval natura id est Deus. Cet homme, mesure de la nature, désignant le multiple, est une construction archétypale. Il s’agit de chaque homme en tant que mesure des choses et non de l’être humain en tant que catégorie.
Pour en revenir à l’extrait, il faut noter que l’introduction de l’élément que nous pouvons qualifier de nostalgique (« antiguamiente en tiempo de los godos fue todo uno ») fonctionne comme une référence qui s’auto-légitime, mais qui clôt son efficacité avec l’affirmation finale (« E comoquier que el entendimiento fuese todo uno »). Le problème provient de ces deux éléments décrits et professés comme des axiomes qui conditionnent l’action énoncée dans le discours. Le problème historique auquel le texte lui-même fait référence concerne la dispersion (par opposition à l’idée d’autonomie)18. Ainsi, le raisonnement présenté inaugure un arc, expose un problème, introduit une causalité qui relie la prémisse problématique à sa solution et, en même temps, clôt cet arc par le biais d’une argumentation autoréflexive. Cette dernière se réfère au même problème, mais l’expose à travers une affirmation qui n’est ni historique ni particulière, mais intemporelle et générale. Cette façon de relier deux éléments du discours importe, car elle introduit un argument d’autorité qui possède une indétermination temporelle qui, dans le même temps et paradoxalement, renvoie à l’antériorité. Ce recours pose également une sorte d’externalité qui n’est pas inconsciente, mais a pour but d’introduire pour la première fois l’objet de la justification dans le texte. Si le droit est une technique médiatisée par la raison, revenir à l’unicité perdue concentrée dans le livre, c’est revenir au principe unitaire de la vérité réalisée par le droit, c’est-à-dire comme unevérité de nature technique.
En observant le prologue légaliste des SP, qui est similaire à la deuxième partie citée de l’Espéculo, il est possible de comprendre les principes sur lesquels ce modèle est construit. Ceux-ci sont répétés et amplifiés et vont de pair avec l’introduction du principe d’action qui renvoie à la pratique discursive alphonsine :
Porque las voluntades et los entendimientos de los omnes son departidos en muchas maneras, porende los fechos et las obras dellos no acuerdan en uno, et desto nascen grandes contiendas et muchos otros males por las tierras. Porque conviene a los reyes que han a tener et a guardar sus pueblos en paz et en iustitcia, que fagan leyes et posturas et fueros, porque el desacuerdo que han los omne snaturalmientre entre si se acuerde por fuerça de derecho, asi que los buenos vivan bien et en paz, et los malos sean escarmentados de sus maldades. E porende nos, el sobredicho rey don Alfonso, entendiendo et veyendo los grandes males que nascen et se levantan entre las gentes de nuestro señoriopor los muchos fueros que usavan en las villas et en las tierras, que eran contra Dios et contra derecho; asi que los unos se judgava por fazannas desaguisadas et sin razon, et los otros por libros minguados de derecho, et aun aquellos libros rayen e escrivien y lo que les semeiava a pro dellos et a daño de los pueblos, tolliendo a los reyes su poderio y sus derechos et tomandolo pora si por lo que non deue ser fecho en ninguna manera. Et por todas estas razones minguavase la iusticia et el derecho por que los que avien judgar los pleytos non podien en cierto ni conplidamiente dar los juidzios, ante los davan a ventura et a su voluntad, et los que recibien el daño non podien aver iusticia ni enmienda asi cuemo devien. Onde nos, por toller todo sestos males que dicho avemos, fiziemos estas leyes que son escriptas en este libro (LBL19, Préface).
Dans cet extrait, nous pouvons distinguer trois clés de la construction argumentative. L’utilisation de Porque comme point central de la phrase et de porende avec une fonction causale. L’utilisation combinée de cette conjonction et de cette locution conjonctivea un effet sur l’énoncé mais aussi sur l’énonciation. Elle introduit des conséquences juridiques et, en quelque sorte, le devoir d’agir sur la base d’une même déclaration qu’elle modalise sur un plan déontique20. Dans le même temps, cette action, a un caractère de restitution historique sur le livre de la loi, sans toutefois répondre aux principes sapientiels implicitement établis tant dans le texte que chez les lecteurs possibles. Semblable devoir est une conséquence de la condition humaine pré-juridique sur laquelle la monarchie doit intervenir21. Cette reconnaissance automatique de la bonté (en tant que bien socialement requis) de la loi est son éminente capacité à s’imposer comme si elle était une loi opérationnellement parfaite.
Il est important de noter que dans d’autres versions des Partidas, ces éléments d’articulation survivent, bien que le ton et le contenu changent, en particulier la distinction entre le multiple et l’un. MN6, l’un des témoignages du XIVe siècle les plus difficiles à classer dans la tradition, maintient cette formule : « Et otrosi, porque los entendimientos de los omnes son departidos en muchas maneras, los podiesemos acordar en uno, con razon verdadera et derecha ». Même MN0, un codex factice de la seconde moitié du XVe siècle qui propose une version particulièrement différente au regard de la tradition, récupère des éléments présents dans celle-ci, bien qu’il les éloigne considérablement les uns des autres. Ces éléments trouvent leur cohérence qu’à travers le recours à une parataxe, mêlée d’un grand nombre d’inclusions intermédiaires, qui élimine la relation consécutive22. Citons, à titre d’exemple:
Entendiendo et veyendo[...] Fiziemos ende este libro porque nos ayudasemos d’el et los otros que despues de nos vinieren, conosciendo las cosas et yendo a ellas ciertamente[...] e otrosi, porque los entendimientos de los ombres son departidos en muchas maneras, pudiessen acordar en uno con razon verdadera et derecha[...]. Mas aun, por la verguença et afruenta de las gentes del mundo que juzgan las cosas mas por voluntad que por derecho. E aviendo nos grand voluntad de nos guardar destas dos cosas et afruentas (1r.a)23
Pour mieux comprendre les interactions entre le corpus technique hérité de l’Antiquité et ses usages et transformations au Moyen Âge, deux éléments doivent être pris en compte. D’une part, le fait que le droit ne traite pas de constructions ontologiques. D’autre part, le facteur « politique » dans l’utilisation du discours juridique permet de comprendre sa propre créativité (sans abandonner sa condition technique). Dans ce cas, je me réfère à l’objet des relations juridiques impliquées dans le discours alphonsin comme un élément de la tension monarchie/état considérée ci-dessus. En ce sens, et en conséquence de ces mouvements, il devient crucial de comprendre toutes les instances dans lesquelles ces idées se développent au sein même du discours alphonsin. Cependant, cette opération n’a pas eu lieu comme une simple conséquence de la volonté de rendre le livre de droit indisponible, mais comme le résultat d’une opération juridique en tant que machine à produire du sens. Ce phénomène impliquait donc un espace d’action, et non le résultat d’une pure volonté. Dans le cadre anthropologique alphonsin, l’individu juridique est un élément de dispersion qui fait partie d’une multiplicité non désirée et négative. Dans ce nouvel espace intellectuel qui s’ouvre au XIIIe siècle, il faut voir la plénitude du discours juridique (historiquement conditionné et en même temps autonome dans sa forme). En d’autres termes, l’attente d’une substantialisation absolue de l’imaginaire médiéval produit des interférences avec la prise en compte du fonctionnement de son discours juridique. Dans le cas spécifique analysé ici, pour qu’une chose devienne indisponible, il faut qu’elle fonctionne légalement pour qu’une telle modification statutaire soit établie. Ce changement s’opère au sein du discours juridique et non dans la nature même des choses. Pour qu’une chose soit sacrée, elle doit être consacrée (et auparavant être profane). Pour qu’une chose soit une «chose publique», il doit y avoir une décision de se l’approprier (Thomas 1998 : 98).
La réalité juridique romaine, son corpus technique, a été interprétée d’une manière particulière lors de sa réception médiévale. Les juristes du Moyen Âge avaient compris que les sources du droit étaient essentiellement au nombre de deux : la loi et la coutume. Iglesia Ferreirós l’a déjà dit : à la lumière du Digeste, le Moyen Âge a compris que la lex et la consuetudo étaient les sources du droit. Le droit était l’outil constitutif de l’imperium du princeps chrétien : le roi. La coutume était l’expression « populaire » et restait au second plan (Iglesia Ferreirós 2002-2003 :83-84). Ainsi, le cœur du conflit résidait dans les privilèges (c’est-à-dire les droits particuliers) dont l’origine était supposément divine (Iglesia Ferreirós 2002-2003 :87-91). Dans P I, I, 2 Alfonso s’attache à définir la notion même de droit naturel et de droit des gens:
Nous pouvons observer que l’énonciation n’implique pas stricto sensu une définition des sources. La lexicographie joue un rôle prédominant. L’explication du ius naturale et du ius gentium est une prémisse qui permet d’établir le concept « politique » de nature associé à la production du droit. Cette notion de totalité associée au droit s’achève avec sa qualification de producteur d’ordre social. Ainsi, le discours passe du général au particulier, et détermine la nécessité de concevoir le monde social comme ordonné par un mode juridique, rétablissant ainsi sa condition de lien social. On retrouve d’ailleurs les deux éléments constitutifs de l’indisponibilité, la raison et la force, auxquelles s’ajoute une conséquence : l’impossibilité de vivre de manière ordonnée sans cette loi, qui se caractérise par un mode spécifique de production et qui doit être observée par tous. La proposition de vérité du discours alphonsin implique la séparation entre la nature et la société.
Lorsque SP déclare que
« [...] por ende nos, el sobredicho rey don Alfonso, entendiendo et veyendo, los grandes males, [...] por los muchos fueros [...] que eran contra Dios et contra derecho, asi que [...] se judgava por fazannas desaguisadas et sin razon, et los otros por libros minguados de derecho, et aun aquellos libros rayen e escrivien ya lo que les semeiava [...] minguavase la iusticia et el derecho. Onde nos, por toller todos estos males que dicho avemos, fiziemos estas leyes que son escriptas en este libro » (LBL, Préface).
SP assume la responsabilité de contrevenir à la cause du mal. Comme nous l’avons déjà dit, ce n’est pas la perte du livre en soi, mais la multiplicité des modes de résolution des conflits qui en est la conséquence et qui doit être effacée, annulée, afin d’éviter de miner la vie sociale. Ainsi, la perte du rapport juridique contenu dans cet unique livre de droit entraîne la dispersion du corps social. Le domaine dans lequel il doit agir est celui qui lui correspond par nature. L’arène de la praxis sociale est le peuple. Le roi est placé au centre par naturalité, son lien politique avec cet ensemble étant naturel, indépendamment de chaque condition sociale spécifique. Ce passage, répété ad nauseam, met en avant deux choses : d’une part, la confluence de pratiques discursives, la mention de graves méfaits qui constituent un problème manifeste, et, d’autre part, le caractère technique du droit24. Ainsi, le multiple est associé non seulement à la fazaña desaguisada, mais aussi à une manière de faire la loi qui n’est pas propice au principe de vérité ou de bonté qui guide le législateur25. Cette expression juridique est associée à la caractérisation de la coutume en tant que droit non écrit. De cette façon, les éléments du discours juridique sont associés par le biais d’une accumulation paratactique, qui met sur le même plan la fausseté déraisonnable, l’absence de loi, le fait d’être contre Dieu, le fait de ne pas être écrit, etc. Comme on peut le constater, la non-intervention du roi à ce niveau impliquerait l’impossibilité du fonctionnement normal des tribunaux et de la vie communautaire. En outre, toutes ces caractéristiques négatives sont associées aux « otros libros » qui sont « minguados de derecho y sin razón [i.e. ratio juridica] » et aux expressions juridiques non écrites. De plus, et surtout, le mal est associé à la manipulation à volonté du livre de loi comme l’exprime Alphonse :
« aquellos libros rayen e escrivien y lo que les semeiava a pro dellos et a daño de los pueblos, tolliendo a los reyes su poderio y sus derechos et tomandolo pora si por si por lo que non deue ser fecho en ninguna manera. Et por todas estas razones minguavase la iusticia et el derecho ».
En ce sens, la mention du rayado dans l’extrait est cruciale pour comprendre la proposition alphonsine analysée ici. Cependant, face à tous les maux, une solution apparaît. Comme indiqué plus haut, le récit alphonsin propose un cadre causal dans lequel le lecteur est piégé par l’automatisme entre l’axiome et la solution. Le roi voit le mal et a le devoir d’agir en produisant la loi. Cette production juridique devient inévitable et est une conséquence de sa sagesse, qui est « certedumbre del bien »26. De plus, cette vérité est établie dans un support concret et soutenue par une pratique spécifique : le livre et l’écriture, respectivement. Cependant, la solution proposée ne devrait pas se limiter à faire du droit ou même à compiler du droit. Il y a encore un mal pire encore qui conduit à la dispersion susmentionnée, à savoir l’action exercée sur le livre (« et aun aquellos libros rayen e escrivien y lo que les semeiava »). Par conséquent, pour maintenir la sécurité juridique, il est nécessaire de déclarer l’indisponibilité du bien suprême du discours alphonsin : le livre contenant la loi. Le fondement normatif de l’atelier alphonsin est donné par la condition technique du droit. L’opération effectuée est entièrement juridique, comme la décision dans le cas des biens publics ou la consécration des choses profanes. Dans ce cas, l’identité entre le livre de la loi et le bien suprême pour le peuple est établie : c’est la loi parfaite, dans laquelle contenant et contenu sont identifiés comme un seul et même élément. Alphonse X décide d’instituer son livre comme indisponible parce que, à son tour, il accorde cette réminiscence à la fondation de l’espace civil à travers l’élément historique et que j’ai appelé nostalgique. Son action est instituante parce qu’elle contient la vraie loi qui permet de vivre en paix et en harmonie. Cette opération crée, sur un mode performatif, l’indisponibilité du livre-objet en tant que statut juridique. Deux éléments découlent de cette indisponibilité. D’une part, la singularité qui constitue l’inviolabilité de son contenu. D’autre part, la dignité qui sert de lieu d’énonciation. Cette dignité est précisément ce qui détermine l’indisponibilité du bien pour le détenteur provisoire et, plus encore, pour quiconque se trouve hors de la circulation de ce bien, c’est-à-dire quiconque n’occupe pas (ou ne décide pas dans) l’espace du « public ». Il est également déterminé comme une partie d’une entité plus grande (le droit lui-même) qui lui donne son statut. Cela permet de comprendre les développements juridiques ultérieurs qui, avec plus d’insistance, ont étendu cette indisponibilité à la personne royale par effet métonymique. Je dis métonymique car je considère que ces opérations sont conjugables entre elles et s’inscrivent dans un même cercle qui élargit ses frontières tandis que son langage devient sophistiqué et que ses usages se stabilisent.
En bref, il ne s’agit pas seulement de faire, mais aussi de sanctionner. L’intention narrative consiste à établir le contexte technique proposé par la « modernité » alphonsine fondée sur le droit comme élément de normalisation. Les Partidas ne sont pas un traité de morale politique, elles sont un texte d’application. Cette condition permet de comprendre sa reproduction dans le temps, en particulier sa promulgation en 1348 et son édition et sa glose ultérieure sous les Trastámara, mais elle peut aussi être une réponse à la même pratique établie en 1555. La pratique du respect apparent du texte alphonsin, cristallisée aux XIVe, XVe et XVIe siècles, implique la reconnaissance de l’indisponibilité du livre qui relie l’institution monarchique à son développement. En reconnaissance de l’histoire et au détriment de la nature, que ce soit par un ordre de préséance, un choix de manuscrits ou une glose débordante, le texte change et modifie l’expérience de lecture. Ce respect maintient l’illusion d’une loi immuable, tout en reconnaissant sa diachronie constitutive et en l’adaptant en vertu de l’idéal même qui la soutient. Dans le même temps, sa fonction juridique en tant que bien indisponible possédant une dignité et un caractère qui vertèbre le passage d’un ordre pré-juridique à un ordre normal est maintenue. Dans cette reconnaissance d’un ordre inhérent, il y a une affirmation du caractère artificiel de l’hypothèse normative fondée sur l’histoire et le concept de ratio. En ce sens, la fonction juridique identifiée est celle du déplacement métonymique comme opération de droit, dans laquelle l’interdiction (dans ce cas on peut dire l’indisponibilité du livre de droit alphonsin) marque le passage à une dimension symbolique de l’expérience. Derrière ce qu’on ne peut pas faire avec le droit, et en particulier avec le livre de droit, il y a une activité de façonnement des formes de pouvoir au Moyen Âge.